Episode 5 : le normand de Provence
Les mois qui suivent filent à toute allure. Je le rejoins régulièrement à Aix-en-Provence, particulièrement les mois gris et pluvieux en Angleterre. Il revient me voir plusieurs fois à Londres. Nous partons en Grèce, nous partons au Canada. Nous faisons l’amour avec une envie dévorante et adolescente partout où nous allons. Notre désir est illimité. Nous aimons tous les deux les voyages, nous nous entendons à merveille pendant nos périples. Tout semble couler avec facilité comme un fleuve impassible. Nous nous disons combien nous nous aimons. Nous sommes tendres et aimants. Un week-end, je lui fais la surprise de prendre un Blablacar et de le rejoindre à une terrasse au centre d’Aix-en-Provence où il pense attendre une amie. Je lui écris des lettres, quelques poèmes. J’instaure, pour minimiser la distance géographique entre nous et lui rappeler sans cesse en mémoire mon image, un petit rituel qui consiste à lui envoyer, tous les jours depuis Londres, une photo : ce peut-être une photo de moi, tout comme une photo qui contient un message caché. Un soir, je passe deux heures à me triturer les méninges pour créer sur la table basse de mon salon un rébus avec des objets trouvés dans mes placards : je parviens, au bout d’une réflexion qui vire au casse-tête à écrire la phrase « Hâte de te retrouver ». Les autres jours je joue sur des photos de moi, plutôt suggestives, en noir et blanc. Une autre fois, je lui envoie le bureau de mon écran d’ordinateur. Là, j’y ai laissé plusieurs fenêtres ouvertes, superposées, contenant chacune un petit message caché : le titre d’une chanson au titre évocateur, le nom d’un restaurant où nous avons l’habitude d’aller, une photo en fond d’écran représentant une allégorie de l’amour… Pour lui, je ne manque pas d’imagination. Ma créativité déborde d’enthousiasme autant qu’elle transpire l’amour. J’aime de tout mon être.
Je me suis rendue compte que je tombais amoureuse de lui non pas le week-end de sa première venue chez moi à Londres, mais un soir alors que je lui rendais visite à Aix : là, marchant à ses côtés, j’avais tourné mes yeux vers lui, et lui avait fait de même. Il me surplombait de toute sa hauteur et nous marchions main dans la main, heureux et insouciants comme deux enfants qu’aucune menace n’empêche d’apprécier la simplicité d’une existence saine et simple. Son regard avait croisé le mien. Il m’avait souri, inconscient alors de ce qui se jouait dans mon esprit à ce moment précis. Son regard était pur et naïf. Je crois que je n’étais pas bien lucide quant à ce qui se tramait en moi non plus, je ne l’ai réalisé qu’à mon retour à Londres, lorsque l’absence de l’être cher se fait insupportable, les jours sans lui interminables. Épouvantable vide abyssal que creuse l’amour, je te hais autant que tu m’inspires.
En Grèce cependant, durant une escale de quelques jours dans le Péloponnèse, nous nous disputons pour une bêtise. Têtu, il me boude pendant quelques heures. Je finis par crever l’abcès puis par fondre en larmes. Je suis, en ce moment, plutôt anxieuse quant à mon avenir : j’ai en effet décidé de quitter Londres après m’être fait menacer de licenciement par ma cheffe. J’ai réussi à rapidement décrocher un nouveau contrat au grand lycée français de Barcelone. Je vis donc mes derniers instants en Angleterre et j’appréhende d’en partir. Même si mon choix est mûri, que l’Espagne a toujours été un projet, je redoute les adieux auprès de cette vie que j’aime tant, où tout m’enchante, même la cherté des produits, le temps maussade, les hivers sombres, ma vie folle et décousue. Je n’ai aucune objectivité lorsqu’il s’agit de Londres. Heureuse de partir, oui, mais peureuse avant tout : je suis donc à fleur de peau et mes larmes trahissent ma vulnérabilité. Je ne pleure pas souvent, si ce n’est pour ainsi dire jamais : face à mon émotion, le normand est touché en plein cœur, comprend mes tourments. Sur le lit de notre Airbnb, dans la charmante petite ville balnéaire de Nauplie, nous faisons la paix. Cette dispute, cependant et tristement, sonne sans que nous ne le sachions encore les prémices d’une longue série de désaccords, de tensions, de querelles qui nous distanceront bientôt et mèneront à notre perte. Mais tout cela ne se décidera que bien après mon installation à Barcelone. Nous ne le savons pas encore.
La rencontre avec ses parents, puis avec ses amis proches, fragilise encore davantage le ciment craquelé de notre jeune couple. Je viens de m’installer en Espagne. Je monte jusqu’en Normandie rencontrer tout ce petit monde, depuis Barcelone, trajet interminable durant lequel je dois jongler entre avion, train et métro. Un train annulé pour cause de revendications des cheminots, vite rebondir rapidement, attendre dans des halls impersonnels et paralysés par la grève, monter dans le prochain train, rester debout pendant des heures. Le périple est éprouvant, véritable odyssée dans un océan de villes entre France et Espagne, ma patience prête à rompre. L’appréhension et un mauvais pressentiment ne m’ont pas quittée du voyage. Cette rencontre, je ne la sens pas.
Ses parents sont adorables, ont de toute évidence la main sur le cœur. Ils m’accueillent avec beaucoup de générosité et de gentillesse. L’air de famille entre le père et le fils me saute aux yeux dès le premier regard échangé, lorsque l’on vient nous chercher à la gare de Rouen.
Ses parents habitent avec son petit frère dans un lotissement modeste non loin du centre ville. Pour l’occasion le fils cadet nous rejoint pour le dîner. La rencontre officielle avec la petite amie du fils aîné – la première ! – est prise très au sérieux.
Pendant tout le repas, je sens qu’on me regarde comme une bête de foire. Ma personnalité étonne. Je parle sans doute un peu trop fort, je suis sans doute un peu trop expressive et excessive lorsque je raconte des histoires (j’ai toujours été très comédienne). Je suis passionnée et emportée lorsque je parle de mon métier que j’adore. J’ai quelques tatouages sur les bras, un bon paquet d’avis et de convictions dans beaucoup de domaines. Je ne mange pas d’animaux. Je ne retournerai jamais vivre en France. Je ne veux pas me marier, je ne veux pas d’enfants, je n’ai pas de religion. Je tombe malheureusement très mal dans cette famille croyante et pratiquante pleine de principes, très axée sur les traditions et les valeurs familiales. Je n’apprends rien de tout cela, je le savais bien entendu depuis longtemps, le normand ne m’avait rien caché. Mais je sens dans le regard des parents et celui des deux frangins que mon couple avec leur fils aîné, leur frère, détonne et ne met pas d’accord. Le cadet me fait un compliment sur l’un de mes tatouages, celui qui représente des montagnes : je lui raconte que j’ai vécu trois ans dans les Alpes, que c’est un endroit très cher à mes yeux car il a été mon dernier chapitre en France puis mon déclic pour partir et ne jamais revenir. Le point de départ de ma métamorphose. Je parle beaucoup, je suis bavarde, j’aime avoir du public. Entre deux conversations, je sens un silence flottant, un peu amusé, interloqué, assez déçu. Non, définitivement, je ne rentre pas dans la case de « belle fille idéale » que les parents du normand s’étaient figurée.
La rencontre avec les amis se déroule dans la même confusion et le même malaise qu’avec la famille. Issu d’un milieu favorisé, les amis de mon copain sont à son image : intellectuels et calmes, gentils et lisses, protégés et privilégiés. Mon adolescence, bousculée et compliquée, a fini de me faire grandir aux antipodes de ce genre de milieu. Je m’entends fort heureusement plutôt bien avec les hommes de la bande, j’ai toujours eu un côté garçon manqué. Ma complicité naturelle avec eux agace et rend jalouse l’une des amies du normand, je le sens rapidement : d’un côté ce n’est pas bien difficile, elle me fusille du regard et ne m’adresse pas la parole de la soirée. Face à pareille attitude, je ne cherche pas à faire d’efforts. Entouré de ses amis, mon copain m’apparaît différemment, très vite il m’insupporte avec ses injonctions d’enfant sage et policé : je le mets mal à l’aise quand je parle fort, je dois me « calmer », étouffer ma personnalité, arrêter de me faire remarquer. Vexée, je passe la soirée à fumer à l’extérieur. Il m’en fait la réflexion. Je fume « trop » ce soir. Face à ce petit public tout convenu et propret qui a le don de m’exaspérer, je ne dis plus rien, je m’évade par la pensée. Ma décision est prise. Je ne veux pas faire partie de ce cercle privé.