Episode 5 : le normand de Provence
Les jours qui suivent, nous reprenons nos échanges, fidèles au poste. Ils ont redoublé d’ardeur depuis que ma déception a éclaté au grand jour quant à l’annulation de ce week-end tant attendu. Nous nous écrivons toujours tous les soirs, inlassablement. Il ne tarde pas à me confirmer la nouvelle date qu’il s’est fixée pour venir me rendre visite. Je n’y crois toujours pas jusqu’au jour où je reçois un message de sa part m’informant que les billets sont pris. Je ne sais comment expliquer cette sensation mêlée d’une intense douceur et d’une excitation nerveuse provoquée par la certitude que, bientôt, très bientôt, je reverrai enfin cet homme en vrai. Mon cœur, mon pauvre cœur aura fini de connaître des montagnes russes et bientôt il s’apaisera dans le creux de ses bras. Je ne peux pas dire que le souvenir de notre rencontre m’ait marquée plus que cela : notre premier baiser, furtif, quelque peu décevant même, dans sa voiture, n’a pas rendu inoubliable ce moment qui aurait pu être, si j’y avais mis davantage de volonté, plus excitant. Mais c’est bel et bien cette relation « épistolaire » que nous entretenons depuis des semaines maintenant qui m’a définitivement conquise et qui me fait espérer beaucoup. Ah ! Que ne sens-je déjà les pièges de l’amour se refermer sur moi, alors même que cette romance ne se tisse que dans le virtuel ! Je dois calmer mon cœur, faire taire mes ardeurs. Voilà que je m’emporte et m’emballe pour un bellâtre que je ne connais pas, dois-je me le rappeler encore et sans cesse ?
Ma niaiserie adolescente m’agace.
Dorénavant, à l’approche de ce second week-end tant espéré, les semaines, les jours, les heures passent avec une lenteur accablante jusqu’au vendredi de son arrivée. Chaque matin, en me préparant pour aller travailler, je me sens accablée par « la lourde monotonie de l’existence adulte » comme disait Simone de Beauvoir. Chaque geste accompli, chaque action entreprise, chez moi ou à mon travail, ne font qu’alourdir l’interminable attente de ces retrouvailles tant attendues. Il me semble que le temps s’étire à l’infini et ralentit sa course avec arrogance.
Le vendredi fatidique est enfin là. Je pars attendre le normand à la sortie du métro. Nous ne nous sommes pas revus depuis notre première rencontre à cette pendaison de crémaillère, quelques mois plus tôt, dans le sud de la France. La finesse des traits de son visage, cette finesse qui m’avait tant marquée pourtant, perd de sa netteté, devient floue dans mon esprit. Je ne me rappelle plus avec exactitude ces petits détails qui font craquer les cœurs tendres : un joli sourire ravageur, de grands yeux expressifs, un minois à croquer tout entier. Il ne me reste de lui qu’une impression vague et générale, celle d’une aura séduisante, d’une présence élégante et réconfortante en compagnie de laquelle je me sens bien.
Mon cœur bat la chamade et mes jambes grelottent tandis que je fais le pied de grue à la sortie du métro. Le froid et l’humidité londoniens, la déception du vol annulé, ces longues journées d’attente, l’appréhension d’un week-end entier passé à deux, ont bientôt raison de ma santé physique, et j’ai la sensation d’avoir les symptômes d’une grippe. Ne dit-on pas que l’amour s’apparente à une maladie ?
Six pieds sous terre, les rames de métro résonnent et les mécaniques s’entrechoquent. Un jeune homme, assis sagement sur son siège, ses longues jambes maigres collées l’une à l’autre, se lève et surplombe de toute sa hauteur les autres usagers. Son strapontin se replie dans un bruit sec derrière lui. Le métro freine dans un fracas métallique, les joints grincent de toutes parts, les sons stridents sortent d’on ne sait où, accordéon désarticulé qui se tortille lentement à l’approche de la gare comme un serpent qui siffle et se faufile jusqu’à son aveugle proie.
Il sort du wagon, son sac à dos tenu mollement du bout de ses longs doigts minces. Il porte un petit polo un peu froissé et blanchi au col, une coupe qui lui donne un air de premier de la classe. Dans la foule qui s’amasse à la sortie de la rame comme des fourmis autour d’une auréole de sucre, on le remarque certes par sa taille, mais la blancheur de son visage se confond dans la masse compacte des anglais pâlichons en manque de soleil. Il est tremblant et impatient de remonter à la surface de la terre ferme. Les escalators qu’il gravit jusqu’à Oxford Street lui semblent interminables, véritable ascension pleine de rouages et d’acier surplombée de néons éclatants aux allures de discothèques. Le métro londonien porte bien son nom : le « tube » a des allures de tunnel mi-sordide mi-fantasmagorique. C’est la montée vers l’Everest, il ressentira bientôt les vertiges de l’amour, mais il ne le sait pas encore !
Si l’on ne sait pas vraiment comment se dire au revoir au moment d’une rencontre amoureuse, que ce soit sur un quai de gare, dans un hall d’aéroport, à l’entrée d’une station de métro, à l’arrêt d’un bus ou devant une porte de maison, il est aussi difficile de se dire bonjour. Le souvenir de ce tout petit baiser posé rapidement sur les lèvres du normand est loin dans mon esprit. Le rejouer au moment où je le vois, enfin, immerger du monde souterrain comme un survivant du royaume des morts, me paraît intimidant, que ce soit pour lui comme pour moi. Après des semaines d’attente, de fantasmes, de discussions sans fin, de séduction par messages, il est enfin devant moi. Les traits de son visage reprennent enfin leurs contours dans mon esprit. Je me souviens très bien de lui. Timides, impressionnés l’un par l’autre, nos bouches sortent quelques politesses convenues : « tu as fait bon voyage ? », « tu m’attendais depuis longtemps ? », tandis que nos yeux veulent signifier bien plus, à la fois du désir et de l’espoir.
Nous passons un week-end des plus agréables. Je prends le temps de montrer au normand les lieux les plus emblématiques de la capitale. Nous parlons beaucoup, avec facilité et décontraction, comme dans nos messages. Je sens qu’il m’observe énormément, scrute le moindre aspect de mon visage, remarque le plus petit rictus, me regarde avec de grands yeux contemplatifs. La plupart du temps, intimidée, rougissante, je fuis son regard. Les distances étant très longues à Londres, nous prenons souvent le métro. A un moment, dans les escalators de la station de métro de Liverpool Street, alors qu’il est placé sur la marche juste au-dessus de la mienne et que nous nous faisons face, ou presque (je reste la plupart du temps de trois quarts, cela m’évite de le regarder droit dans les yeux), je sens dans l’air venir le temps d’un baiser, un vrai. Mais contre toute attente, je ne veux pas de ce rapprochement physique, du moins, pas tout de suite : certes, le garçon me plaît, mais je ne suis pas totalement éprise de lui. J’ai reçu il y a quelques jours un message sur mon téléphone de la sœur du clandestin péruvien, avec qui j’ai connu une histoire des plus passionnées, dans lequel elle me demandait si j’avais des nouvelles de lui – message auquel j’ai répondu brièvement que tout était terminé entre son frère et moi et que je ne désirais plus entendre parler de lui – et la réminiscence douloureuse de ces amours anciennes me rendent l’âme confuse et nostalgique. Je fais donc mine de ne pas percevoir ce regard insistant et, par chance, nous arrivons à la fin de notre descente en escalator.
Les heures qui passent, je sens que le normand se captive pour ma personnalité. Tout ce que je dis l’intrigue, l’amuse, le fait sourire voire rire aux éclats. Ce sentiment ne le quittera désormais plus pendant plusieurs mois, il s’amplifiera, même. Cette union à venir, très intense, très fusionnelle que nous nous apprêtons à vivre, les voyages, les présentations officielles aux amis, aux parents, se sent dans ce baiser que nous finissons par nous donner, la veille de son départ de chez moi, et qui résume ce qui fera la définition de notre couple de demain : tendresse, complicité et douceur.