top of page

Episode 5 : le normand de Provence

Cela fait quelques jours que je suis rentrée à Londres et que ma vie a repris son cours normal.

Tous les soirs cependant, ma routine est bouleversée : le normand et moi passons des heures à nous écrire. Cette habitude complice s’est très vite installée entre nous à mon retour. Elle s’est faite naturellement. Nous nous sommes d’abord donné quelques nouvelles, par curiosité, par intérêt aussi sans doute. Et puis les conversations se sont enclenchées avec tellement de facilité et de fluidité qu’elles nous donnaient l’impression de nous connaître depuis longtemps, d’avoir toujours été des amis proches. La journée, je trépigne d’une impatience puérile à l’idée du soir qui approche et qui m’apportera ces moments où, à peine sortie du travail, je me dépêche de rentrer chez moi pour le retrouver virtuellement. Arrivée dans ma rue, je presse le pas, monte les escaliers deux à deux. Je me déchausse et m’installe dans mon canapé en un quart de seconde. Je m’amuse à faire durer l’attente jusqu’à son paroxysme car j’attends toujours que ce soit lui qui m’écrive en premier. Cela me permet aussi de m’assurer qu’il ne se lasse pas de moi et qu’il n’est prêt pour rien au monde à manquer nos rendez-vous. Oui, c’est une stratégie typiquement féminine, j’en ai bien conscience. D’ailleurs, le normand n’a aucune idée que j’angoisse parfois de longues minutes à scruter mon écran de téléphone lorsque l’heure habituelle à laquelle nous commençons à discuter est légèrement dépassée.

Ses mots me plaisent. C’est un homme qui a de la conversation, de la répartie. Comble du séduisant, il ne fait pas de fautes d’orthographe. C’est con, mais ça me plaît. Il stimule mon esprit, creuse ma curiosité à son égard. Par ce rituel touchant, il éveille en moi une âme d’adolescente, celle qui attend fébrilement l’envoi d’un message sur son téléphone, qui va ensuite, le soir même, allongée sur son lit la tête vers les étoiles, en mesurer tout le sens, l’implicite et le non-dit, en faire une lecture minutieuse d’entre les lignes. Nous versons dans un marivaudage virtuel adorable. Nos propos sont galants, pesés et modérés, emprunts de douceur et de bienveillance. On y sent, de chacun des deux partis, tout le poids d’une éducation qui repose communément sur des valeurs morales honorables. Nous flirtons avec des airs raffinés. C’est qu’elle prend des airs d’échange épistolaire moderne, cette habitude, et j’aimerais que ces soirs d’écriture n’en finissent pas. Ce soir encore, trop captivée par la valeur des mots envoyés ou reçus, j’en oublie même de dîner.

 

Les semaines passent. Pas un soir nous ne manquons à l’appel. Pas un soir nous ne sommes déçus de nos échanges. Nous ne nous lassons pas de nos rendez-vous écrits. A un moment, nous en venons à évoquer l’éventualité qu’il vienne me rendre visite à Londres. Je trouve l’idée un peu folle, mais terriblement excitante. Peu importe ce qu’il se passera entre nous, même si nous options pour une relation platonique, j’ai, d’avance, plaisir à l’accueillir ici et à lui montrer cette ville qui m’est chère.

Quelques jours plus tard, le normand m’annonce qu’il a pris ses billets pour venir passer un court week-end chez moi. Je suis à la fois flattée et surprise. Il a tenu parole ! Moi qui croyais que, pour me maintenir sous son « contrôle », il me faisait croire qu’il viendrait mais ne sauterait jamais le pas ! Le rendez-vous est donc pris pour dans trois semaines, et je suis déjà impatiente.

 

Le temps passe étrangement très vite. Mes semaines à l’école sont chargées, mes soirées également. Le normand débarque chez moi déjà ce soir. Nous sommes vendredi. Son vol est prévu assez tardivement : il n’arrivera pas avant vingt-deux heures bien tassées.

Les rues de Londres sont poudrées d’un voile blanc très fin. Il a, ces dernières heures, un petit peu neigé. Je décide de rejoindre des amis dans un pub avant que le normand ne débarque. J’ai besoin de me détendre : je suis très intimidée à l’idée d’accueillir un homme chez moi durant tout un week-end. Même si nous avons passé beaucoup de temps à faire connaissance par écrit, je n’en reste pas moins impressionnée par la situation. Mes amis et la bière me décontracteront avant que je ne rejoigne la station de métro où nous nous sommes donné rendez-vous.

Je passe par de grandes avenues dans lesquelles s’engouffre un vent froid et humide. Un temps typiquement anglais. Au loin, sur les hauteurs des bâtiments les plus hauts, des touffes de brouillard s’accrochent vigoureusement aux squelettes de briques et de métal.

Dans le pub, il fait au contraire une chaleur étouffante. Cette odeur âcre si typique de la bière mélangée à l’humidité des manteaux et des produits ménagers qui servent à désinfecter les sols et les toilettes m’est devenue familière. On fait plus romantique comme parfum, je vous l’accorde. En dépit de cette odeur piquante, j’adore les pubs anglais, leur ambiance bruyante, leur atmosphère chaleureuse et un peu crasseuse. On y braille et on y boit. Au moment de poser mon manteau sur un crochet à l’entrée, des abat-jours graisseux suspendus au-dessus de larges tables en bois jetant leurs taches jaunes sur des buveurs de pintes rougeauds m’évoquent la scène d’un tableau fauviste. Me vient subitement à l’esprit un vers de Rimbaud :

« Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !... »

Mes amis sont déjà tous installés, bocks à la main. Je m’assois dans l’angle, sur une banquette en simili cuir qui grince et colle à mon pantalon légèrement humide. La sensation me rappelle le canapé du grand brun chez qui j’ai passé une nuit désastreuse il y a quelques mois, et dont je n’ai plus de nouvelles. C’est une drôle de madeleine de Proust, ce canapé qui couine.

 

Ma première bière avalée, mon téléphone sonne. C’est le normand au bout du fil. Je suis obligée de sortir du pub, les gens hurlent à côté de moi, je n’entends rien. Je perçois enfin sa jolie voix dans le calme de la nuit froide :

« Je ne te dérange pas ? Je voulais te dire que mon vol a énormément de retard, ils parlent de deux heures, mais je crains qu’il ne nous faille en réalité attendre bien plus. Je te tiens au courant. »

Bon, pas de panique, au moins, ce retard me laisse le temps de me préparer mentalement et de recommander une bière ou deux.

 

Une heure plus tard, mon téléphone sonne de nouveau.

« Bon, le retard est passé à trois heures maintenant… Je sens qu’ils vont annuler mon vol, ça me semble même inévitable. »

En imaginant que ce week-end qui se promettait romantique à souhait est sur le point de s’annuler, je suis prise d’une immense déception, mais je veux y croire encore.

« Tu as demandé à quelqu’un, derrière un guichet ?

- Oui bien évidemment, mais ils ne peuvent rien me dire de plus, tu penses bien… Le problème c’est que, même si je pars ce soir, je vais arriver vraiment très tard sur Londres. Cela nous fera un tout petit week-end ensemble... »

Il poursuit d’une voix douce et malicieuse :

« … mais ce sera déjà très agréable. »

 

Une heure passe encore. Il est plus de vingt-deux heures maintenant. Cette fois-ci, c’est le coup de fil fatal :

« Je suis vraiment désolé, la compagnie vient d’annuler le vol, comme je le pensais... »

Une sensation intense et fulgurante de vide me traverse le corps à la verticale. Ce sentiment si soudain, semblable à un vertige, me surprend autant qu’il me désempare : je ne pensais pas réagir aussi violemment. Alors que j’entends encore sa voix à l’autre bout du fil, les larmes me montent aux yeux, incontrôlables. Quelle est donc cette émotion étrange qui soudain me possède ? Après toutes ces longues semaines d’intenses échanges écrits, puis l’attente interminable de nos retrouvailles, c’est la chute glaciale, l’ascenseur émotionnel sur trente étages. Ne m’entendant plus rien dire, tentant de recouvrer mes esprits, il poursuit :

« Je vais retourner à l’aéroport demain matin, voir s’ils n’ont pas un vol à me proposer très tôt dans la matinée. Sinon, ne t’en fais, je repousserai de quelques semaines ma venue ici, mais je te le promets, je viendrai te voir. »

Au son de ma voix, tremblante et triste, il me sent fébrile, déçue et émue tout à la fois :

« Je comprends ta déception, mais ce n’est que partie remise, ce n’est pas grave. L’affaire de quelques semaines. Je te tiens au courant, d’accord ? »

 

Dans le pub, l’ambiance bat son plein. Ça chahute et ça rit tout autour de moi, mais je suis sourde aux remarques de mes amis et insensible à la bonne humeur générale. Ma déception m’accable. Que m’arrive-t-il ? C’est insensé, je connais si peu ce garçon ! Mes amis me rassurent, s’amusent de mon état :

« Ne sois pas déçue Coco ! Tu vas le revoir ton normand ! Ce n’est qu’une question de temps. »

Oui, à condition que ce que j’ai entendu plus tôt au téléphone ne soit donc pas des paroles en l’air…

Cœur bavard - série littéraire

  • Instagram
  • Facebook

Tous droits réservés 

bottom of page