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Episode 5 : le normand de Provence

L’appartement est tout petit. Il donne sur une courte rue piétonne de Martigues, petite ville en bordure de l’étang de Berre, à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence. Il y a déjà un peu de monde à la pendaison de crémaillère lorsque nous arrivons, mon amie, son copain et moi. Nous sommes en plein mois de décembre et pourtant il ne fait pas franchement froid dans cette région de France. Les températures sont même plutôt douces. Je porte une petite jupe avec des collants et une chemise en jean ce soir. A Londres, je me serais revêtue d’un pull à mailles larges et de collants plus épais, doublés d’un gros manteau molletonné.

Il y a beaucoup d’hommes à la soirée. Je ris intérieurement lorsque, à peine entrée dans l’appartement, me voyant non-accompagnée (c’est-à-dire sans mec à mes côtés), la plupart s’empresse de venir « faire connaissance » avec moi. J’ai immédiatement l’expression « faire entrer le loup dans la bergerie » qui me vient en tête spontanément, bien qu’ici ce soit plutôt l’inverse : c’est l’agneau qui ose infiltrer la meute de loups. Ce décalage entre mon ancienne vie en France où, connue de tout mon entourage pour être « intouchable » car dans une relation stable et durable depuis huit ans, sans surprises et aux perspectives attendues (Pacs, enfants, crédit…) et mon quotidien de célibataire depuis que j’ai aménagé en Angleterre où je multiplie les rencontres éphémères, me sidère toujours autant qu’il m’amuse.

Faute de place, je m’assois sur un meuble de la kitchenette, entre deux plaques chauffantes électriques et un mini frigo. Alors, comme des enfants attirés par les bonbons qu’un adulte promet de leur jeter au visage, tous les gars de la soirée me suivent à la trace et viennent se positionner autour de moi en demi-cercle, façon amphithéâtre. J’ai devant moi un parterre bien obéissant. Une nouvelle image de bestiaire me vient maintenant à l’esprit : celle d’une Poule sacrée, reine d’une basse-cour originale, sceptre d’or à la patte et couronne sur le toupet, surplombant un peuple de petits poulets plus ou moins bien plumés et qui, par son pouvoir de Pondeuse vénérée, distribue la parole à sa guise. Les concurrents à plumes se piquent du bout du bec pour obtenir ses faveurs de Poulette suprême : ils iraient même jusqu’à se piétiner sans pitié pour espérer lui plaire et concevoir l’inespéré accouplement.

Avec cette drôle de fable en tête, j’ai la mine songeuse et rieuse. C’est difficile de se concentrer sur la situation. On me pose des questions qui fusent dans tous les sens et je ne sais plus où donner de la tête : « tu habites où ? », « Londres ? Waouh ! Original ! Et pour quelle raison vis-tu là-bas ? », « tu fais quoi, dans la vie ? », « tu connais du monde à cette soirée ? », « tu l’as acheté où, ton petit bonnet qui te va si bien ? ». Les poulets sont décidément très agités ce soir. A leurs oreilles, mes réponses ont des connotations exotiques. Pour la plupart des gens, Londres est une ville éloignée qui fascine. Les gens qui y vivent doivent mener des vies trépidantes et palpitantes. Plus je réponds, et plus les questions et l’intérêt qu’on me porte redoublent. C’est fatigant, le célibat de poulette british. Je réponds mollement, sans grand enthousiasme, mais avec gentillesse et patience. Je fais mine de renvoyer les questions, mais je n’écoute qu’à moitié les réponses. Ils sont sympas, tous ces petits mecs, mais je ne suis pas intéressée pour un sou. Je suis venue passer un week-end auprès de mon amie, le reste m’importe bien peu.

 

J’arrive à m’extirper de la foule fatigante de poulets affamés et m’échappe sur le balcon. Je respire l’air frais quelques minutes avant de ne m’engouffrer de nouveau dans ce petit appartement surchauffé. Il faut dire que le nombre d’invités – une vingtaine – ne fait qu’augmenter la sensation d’étouffement. A peine de nouveau entrée dans la basse-cour, les maigres graines que j’avais semées derrière moi ont vite été consommées par les poulets aux appétits férocement gloutons. Les voilà qu’elles reviennent à la charge, ces bêtes insupportables ! Alors que je prie le ciel pour qu’il m’envoie l’occasion idéale de me débarrasser de ces volatiles inévitables, la porte d’entrée s’ouvre. Un homme, jeune, très grand, très mince, entre alors. Il tient une bouteille à la main. Il est seul. Pendant que tout le monde s’agite autour de moi, je suis immédiatement frappée par le charme que cet inconnu dégage : je lui trouve un petit visage joli comme un cœur et sa haute taille m’impressionne. Il est habillé de manière classique. Sa tenue, son attitude, sa démarche lui confèrent une certaine élégance et beaucoup de simplicité. Personne ne semble faire attention à son entrée car chacun est affairé à discuter et l’alcool est déjà en train de brouiller les esprits de plus d’un. Moi, je l’ai remarqué.

 

Les poulets ont fini par remarquer mon manque d’implication dans la conversation car mon regard s’est totalement décroché d’eux. Mes yeux curieux ne quittent plus l’inconnu, qui, poliment, salue un à un chacun des convives. Je me lève discrètement du canapé et me glisse dans la boucle (faisant mine de me resservir un verre) afin de faire partie des invités à qui il est sur le point de dire bonjour. J’attends patiemment pendant qu’il échange un petit mot à chacun d’eux. Sa voix est séduisante, elle a des intonations douces et graves. Mon tour approche. J’ai le nez plongé dans mon grand gobelet rouge. Vient enfin le moment du premier contact. Je fais mine d’affecter un regard désintéressé. Nous nous saluons, il me donne son prénom et me demande si je connais du monde à cette pendaison de crémaillère. Je lui réponds que je ne connais strictement personne, que j’ai simplement suivi une amie, que c’est ma façon à moi de « m’incruster » aux soirées et que c’est, de tout temps, une stratégie qui a fait ses preuves. Ma réponse spontanée et culottée le fait rire. Il me demande alors ce que je fiche ici, dans cette petite ville un peu paumée du sud de la France, et si je suis du coin. Je lui apprends que j’habite en Angleterre, à Londres plus précisément, depuis plus d’un an, où je travaille en tant que professeure de lettres. Il ouvre ses grands yeux noisette, visiblement surpris :

« Une prof ! A Londres ! C’est pas commun. Tu t’y plais ? »

En évoquant l’Angleterre, je savais que j’enclencherais facilement la conversation.

Nous nous posons sur le petit canapé clic-clac où j’étais assise il y a peu, à l’écart du reste du groupe. Les poulets sont partis depuis longtemps et se sont rangés du côté de la kitchenette pour y flairer quelques cacahuètes à becqueter, laissant des plumes sur leur passage. Du coin de l’œil, ils épient et maudissent le grand coq qui ont piqué leur place. Nous buvons du vin dans nos gobelets à l’américaine. L’alcool me grise un peu, me détend doucement. Certains invités fument à la fenêtre, faisant entrer l’odeur du tabac dans l’habitacle. D’autres improvisent un « beer pong » sur la table du salon. Il règne dans l’air une ambiance gentiment adolescente.

Je discute depuis un moment avec ce jeune homme aux jambes interminables qui, à son tour, m’explique un peu son parcours de vie. Originaire de Normandie, il est venu s’installer à Aix-en-Provence pour le travail il y a quelques mois. Il est ingénieur. A la soirée, il connaît la propriétaire des lieux, une amie un peu vague. J’aime sa façon très claire de s’exprimer. Il a un joli sourire, petit et charmeur, et le regard franc, dans lequel je peux lire beaucoup de douceur et de gentillesse. Je m’amuse à l’observer du coin dans l’œil lorsqu’il tourne la tête et je suis surprise de constater à quel point chez lui tout est grand : ses mains, ses jambes, ses bras, ses pieds. Un géant tout en longueur, au visage et aux trains fins.

 

La soirée passe agréablement en sa compagnie. Je me lève du clic-clac pour participer à la partie endiablée de « beer pong » qui se déroule (les cris et l’enthousiasme des participants m’ont contaminée). Le normand finit par me rejoindre, mais en se plaçant légèrement à l’écart, derrière mon dos. A un moment, très bref, je sens clairement passer une main sur mes hanches alors que je m’apprête à lancer la balle de ping-pong dans un gobelet. Je ne m’oppose pas à ce geste d’approche qui de toute évidence est une petite invitation à aller plus loin. Je trouve la stratégie douce et plaisante. Ça change des poulets piailleurs de tout à l’heure.

Je pars fumer une cigarette à l’étage : c’est là l’espace fumeurs. J’y retrouve mon amie et son copain.

« T’as une touche avec un mec, je t’ai vue ! » s’amuse-t-elle.

Je lui réponds sans rien lui cacher que, oui, en effet, le grand mec tout mince qui est arrivé le dernier m’a quelque peu tapé dans l’œil ce soir. Je lui demande si elle le connaît. Elle me répond que non. Mince, pas moyen d’avoir le moindre indice à son sujet, alors. Je finis ma cigarette puis redescends à l’appartement où le normand m’attend pour me dire au revoir : il a un peu de route devant lui et ne veut pas rentrer trop tard. Nous échangeons nos numéros de téléphone.

« Tu me raccompagnes jusqu’à ma voiture ? » propose-t-il.

J’accepte de le suivre.

Cœur bavard - série littéraire

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