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Episode 1 : le surveillant du lycée

Eté 2018. J’approche de la trentaine. Depuis deux ans, je me casse les dents sur des histoires d’amour douloureuses tandis que d’autres me donnent une confiance en ma féminité que je ne soupçonnais pas. Ma vie, jadis si monotone, m’est devenue intense et fantastique. Je viens de tout plaquer à Londres : amis, boulot, ville que j’adore, super appart’. L’envie de tout recommencer à zéro, encore, d’écarteler les frontières de ma zone de confort. Des problèmes dans ma vie professionnelle précipitent mon départ, me poussent à partir plus vite que prévu de la capitale, mais c’est surtout la perspective de vivre en Espagne qui me motive plus que tout. Après l’Angleterre, j’ai toujours eu pour rêve de partir m’installer sur la côte méditerranéenne catalane. Par une chance inouïe, un poste de professeur de lettres modernes se libère à la prochaine rentrée au lycée français de Barcelone. Je postule, envoie mon CV, sur lequel j’ajoute une ligne comme quoi j’ai enseigné en classe de première et préparé les élèves au bac de français. C’est parfaitement faux, je n’ai enseigné que jusqu’à la seconde, mais je sais que cette ligne fera la différence si l’on me rappelle pour d’éventuels entretiens. J’ai appris à provoquer les opportunités, elles n’arrivent jamais d’elles-mêmes. C’est à ce culot employé sans hésitation que l’on reconnaît que l’on grandit. Deux jours à peine après l’envoi de mon CV, le secrétariat de la direction du lycée français me contacte : le proviseur me veut en entretien. Dans mon petit salon londonien, je prépare mon rendez-vous en visio, le nœud au ventre, la peur de laisser passer une chance en or en ne convainquant pas assez. Le panache a ses limites. Pendant les quasi trente minutes de discussion avec le big boss, la connexion internet, de leur côté, ne fait que sauter. Nous nous y reprenons à trois fois avant de finir l’entretien. Je referme mon ordinateur épuisée et transpirante. Je veux ce poste à tout prix. J’ai tout donné et j’ai bon espoir, car j’ai l’impression d’avoir bien plu.

 

Deux semaines passent sans nouvelles. A l’école franco-anglaise où je travaille, l’ambiance de fin d’année est exécrable. Il faut que je déguerpisse de là en vitesse. Je rappelle timidement, un matin, la direction du lycée de Barcelone. La secrétaire décroche, m’informe que j’ai fini deuxième sur la liste des candidats retenus pour le poste. Plus tard, j’apprendrai qu’il a été donné à un remplaçant, déjà connu de la direction. On me propose alors de prendre les heures qui restent en lettres pour l’année à venir : il s’agit d’un contrat de remplacement partiel de douze heures hebdomadaires. C’est peu. Je n’ai aucune idée du coût de la vie à Barcelone. J’ai, en tête, beaucoup de clichés sur l’Espagne (vie pas chère, appartements qui ont vue sur mer, plages paradisiaques). Après une brève réflexion, je finis par accepter. Il m’en fallait peu pour me convaincre. Je sens au fond de moi que c’est une chance à ne pas laisser passer.

 

Dans l’avion qui me mène à Barcelone (un aller sans retour), je pleure comme une enfant. Une tristesse profonde me saisit au ventre à l’idée de quitter la première étape de ce qui sera une longue vie d’expatriation sans que je ne le sache encore. Quelques heures plus tôt, au petit matin, en laissant les clés de mon appartement par la fente de la porte d’entrée, le bruit du trousseau tombé sur le parquet de l’autre côté du mur m’avait bouleversée. Il faisait nuit encore dans les rues de Londres. Postée sur le trottoir avec mes valises, dans le silence éphémère et rare qu’offre le petit jour au milieu des villes, je regardais une dernière fois l’immeuble dans lequel j’avais vécu deux ans. Je me sentais épiée. En tournant la tête, je remarquai quatre petites oreilles pointues dans l’aube grise : une renarde et son bébé m’observaient, plantés au milieu de la route. Nos regards s’étaient croisés. Londres est peuplé d’animaux la nuit, en particulier de renards. Un autre renardeau vint rejoindre sa mère, bientôt suivi d’un autre adulte (le père ?). Peu de mètres me séparaient de cette petite famille. Nous restâmes ainsi, dans la contemplation mutuelle et la complicité muette de deux espèces qui cherchent leur place dans ce monde un peu fou. On dit que les animaux ont un sixième sens pour détecter la mort et les drames. Sentaient-ils au combien ce matin j’étais au bord des larmes, prête à faire éclater ce chagrin que je contenais difficilement alors que je vivais mes derniers instants dans cette ville que j'ai tant aimée ? Il est terrible ce sentiment d’être arraché à un endroit auquel on tient comme un amant, ce sentiment que je ne soupçonnais même pas quand, deux ans en arrière, je menais ma vie en France et n’avais aucune idée de la déchirure que provoquent les départs.

Londres, adieu ! Je te quitte. Tu auras été ma plus belle découverte, ma passion inespérée, la raison pour laquelle, assise dans ce Boeing, je te pleure comme l'héroïne tragique d'une romance à qui l'on a planté un couteau en plein cœur.

Cœur bavard - série littéraire

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