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Episode 1 : le surveillant du lycée

J’arrive à Barcelone où je ne connais rien ni personne. Mes notions en espagnol remontent au lycée, douze ans en arrière. J’ai passé, il y a plus de dix ans, un week-end plutôt minable ici dont je ne me rappelle rien si ce n’est la touristique et bien laide avenue des Ramblas. Je sais que je réalise mon rêve ultime en m’installant ici : avoir vécu, avant mes trente ans, en Angleterre puis en Espagne. Pourtant, je suis fébrile et si peu sûre de mon choix. Je laisse derrière moi une ville fantastique. De prime abord, Barcelone ne me plaît pas. L’air est étouffant et l’atmosphère bruyante. J’ai l’impression que tout est moite autour de moi et sous mes pas. Depuis l’aéroport, je remonte en taxi l’avenida de Gracia, qui mène à la plaça Lesseps, où j’ai rendez-vous pour visiter un appartement. Mon emménagement se fait dans la souffrance innommable des quarante-deux degrés qui s’abattent sur la ville. La première déception arrive déjà très vite : le prix des loyers est aberrant et les logements indécents. Celui que je visite, accompagnée d’un agent immobilier qui me parle sans que je ne comprenne quoi que ce soit, ne me plaît pas beaucoup. Sombre, cher, petit, on sent même vibrer les vitres à chaque fois que le bus approche, au ras de l’immeuble, toutes les cinq minutes. Dans les couloirs de la résidence, on entend tout : voisins qui parlent, portes qui se claquent, écoulements dans les tuyaux. Je tire vite un trait sur mes fantasmes les plus fous : adieu l’idée de l’appartement vue sur mer, adieu les prix bas, adieu le climat agréable. Camus a fait de Meursault un héros tragique victime de l’agressivité du soleil. Sans aller jusqu’à tuer un arabe sur la plage de la Barceloneta, je subirai moi aussi pendant trois années la chaleur insoutenable du soleil d’Espagne, mais je ne le sais pas encore.

Je signe malgré mes réticences le contrat de location de cet appartement qui ne m’inspire pas confiance. C’est mieux que rien. De là, j’en chercherai potentiellement un autre, à l’avenir. J’y passe une première nuit agitée, réveillée par tous les bruits qui m’entourent, déboussolée. A plusieurs reprises, je sursaute : les bruits me sont tellement proches que j’ai l’impression que quelqu’un vit dans mon salon.

 

Quelques jours plus tard, c’est la rentrée des profs au lycée de Barcelone. Mon premier jour dans cette immense école réputée m’excite autant qu’il me terrifie. En me préparant le matin dans mon appartement sombre et bruyant, je n’en mène pas large. Je suis obligée de prendre deux douches à peu d’intervalle tant la moiteur s’accroche facilement à ma peau et au moindre mouvement. Je ne connais personne dans cet établissement et je ne sais pas à quoi m’attendre. Il paraît qu’il y a plus de trois mille élèves et des centaines d’enseignants. Les chiffres me donnent le tournis, moi qui sors d’une toute petite école bilingue des quartiers chics de Londres. C’est, de nouveau, la grande aventure. Je l’ai voulue, je l’ai cherchée, je dois l’assumer. Cela n’empêche que le sentiment d’inconnu est vertigineux. Je suis catapultée en pleine jungle urbaine avec trois mots de vocabulaire espagnol dans mes valises, des rêves plein la tête, de la peur plein les tripes.

 

Après un interminable trajet en transports en commun collée aux autres passagers, je descends au commencement d’une longue avenue qui monte. Au bout, sur la droite, se trouve le lycée. Sur le chemin qui m’y mène, j’ouvre de grands yeux d’enfant sur tout ce qui m’entoure : depuis l’avenida Diagonale où le bus m’a déposée, je dois remonter à pied une grande route bordée de pins. L’air est chaud et lourd en ce début de mois de septembre. Rien à voir avec la météo anglaise que j’ai connue pendant deux ans. Je n’aime pas les grosses chaleurs, mais je dois bien avouer qu’aujourd’hui, les températures sont idéales et ont un petit goût de vacances. Elles me rappellent cette ambiance à la fois douce et pesante que l’on retrouve sur les plages du Sud-Ouest où j’ai grandi et passé tous mes étés. Derrière moi, tout au long de ma balade (car il s’agit bien d’une balade : je marche sans me presser et j’ai vraiment la sensation d’être en vacances dans cette ville touristique), j’entends résonner le bruit assourdissant de l’immense avenue surchargée de véhicules en tout genre, un bruit lourd et sourd qui progressivement s’apaise au fur et à mesure de mes pas. Je me détends. Je porte une longue robe noire et des sandales, véritable régal de pouvoir s’habiller comme si l’on allait passer la soirée à la plage, ou presque. Je retrouve le plaisir de porter des tenues sans collants, de laisser mes pieds à l’air libre. Tout autour de moi, la nature est verdoyante : le quartier de Pedralbes, où se trouve le lycée français, est luxuriant et luxueux. Quelle différence avec Londres ! Quelle aventure ! Ce goût du dépaysement finit de m’apaiser totalement, et l’appréhension de la rentrée – la même que celle des élèves – me semble maintenant grotesque.

 

Je suis en avance. De nature très prévoyante, et ne connaissant pas le trajet entre mon nouveau chez moi et l’école, je suis arrivée bien trop tôt sur les lieux. En attendant l’ouverture du portail du lycée, je me pose à cinq minutes de là sur un banc, au milieu d’un jardin entouré de résidences chics et superbes. Il est tôt, nous sommes un jour de semaine, le lotissement est calme et désert. Des taches rectangulaires d’un bleu artificiel ponctuent la pelouse un peu partout : chaque bâtiment possède sa propre piscine privée. On se croirait dans une brochure de magazine immobilier de luxe. Des arbres exotiques, des palmiers notamment, piquent le ciel azur de leurs pointes aiguës et vert sombre. Les briques des immeubles apportent des touches rouge orangé. C’est le tableau d’une jungle urbaine. Des oiseaux de toutes espèces sifflent dans les branches hautes. Parmi eux, je ne distingue pas bien les piaillements de certains, stridents et rauques. Je lève les yeux mais ne parviens pas à voir la cime de ces géants tropicaux. Plus tard, j’apprendrai que ces cris particuliers proviennent de petits perroquets verts et voraces que l’on appelle des youyous.

 

La journée est aussi impressionnante qu’éprouvante. Je rencontre beaucoup de nouveaux visages. Je ne me mémorise pas tous les noms que l’on me donne en me serrant la main ou en m’adressant un sourire. Fait surprenant : dans cette immense école qui brasse des centaines de professeurs, je suis la seule nouvelle recrue en cette rentrée. J’attire par conséquent tous les regards et toutes les curiosités. On vient me demander si j’arrive de France, on s’étonne avec une certaine admiration de ma parenthèse anglaise, on m’interroge sur mon choix d’avoir décidé de poser mes valises à Barcelone, on s’empresse de connaître ma situation personnelle : suis-je venue seule ou avec mari et enfants ? Je suis l’attraction de cette pré-rentrée, durant laquelle je sens beaucoup de bienveillance de la part de mes nouveaux collègues.

Cœur bavard - série littéraire

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