Episode 1 : le surveillant du lycée
Les semaines au lycée français passent intensément. J’ai beaucoup de travail, beaucoup de choses à régler du côté personnel également : l’administration, à Barcelone, est un véritable calvaire pour tout nouvel arrivant dans le pays. Je suis quelque peu découragée par la lenteur des différents services auxquels je dois me soumettre. Malgré tout, je parviens, en peu de temps, à m’installer assez confortablement et à développer une vie sociale. Ici, je dois tout recommencer à zéro, comme à Londres. Je ne connais personne, je n’ai pas même le contact d’une éventuelle et vague connaissance, rien. C’est à la fois décourageant et stimulant, terrifiant et excitant. Cette fois-ci, je ne referai pas les mêmes erreurs : pas besoin d’inutiles rencontres superficielles pour ne pas me sentir seule. Je prendrai le temps de soigneusement m’entourer de personnes qui me veulent du bien. J’apprends de mes erreurs : les voyages forment la jeunesse.
Je sociabilise vite. Je sors assez souvent, moins qu’à Londres cependant. J’ai envie de mener une vie plus calme ici. Un jour, je m’assois sur un banc sur la place en bas de chez moi et passe une bonne heure ainsi, immobile, les yeux fermés, à me nourrir de cette chaleur, de cette lumière et de ce soleil qui m’ont fait défaut à Londres, tant parce que les hivers sont plus rigoureux qu’en Espagne, que parce que je passais une bonne partie de ma vie à vivre la nuit.
Une fois, je passe au bureau de la vie scolaire de l'école demander un renseignement. Je suis un peu pressée, la sonnerie a retenti et je dois filer en cours. J’échange un petit mot gentil et poli à l’un des surveillants, un grand brun à la peau bronzée et aux jolis yeux verts. Il semble avoir la trentaine. Peut-être un tout petit peu plus âgé que moi. Son français est fluide et teinté d’un assez fort accent espagnol charmeur. Nous nous quittons sur un sourire.
J’ai la fâcheuse manie d’oublier de faire l’appel en ligne dans les dix premières minutes du cours. J’entends donc régulièrement frapper trois petits coups brefs à ma porte de classe avant de voir passer la tête du surveillant aux yeux verts pour me le rappeler. A chaque fois, nous échangeons un regard un peu long. Nous nous croisons souvent dans l’enceinte du lycée, aux récréations ou aux pauses inter-cours. J’aime me rendre plusieurs fois par semaine à la cafétéria du lycée et descends très souvent, si ce n’est pour y déjeuner, m’y chercher un café. Là, même chose : il m’arrive très fréquemment de le croiser. Nous finissons, un jour que j’ai un peu de temps devant moi, par faire connaissance. Ancien élève de l’école, il a passé sa vie entre ces murs et, de façon plus générale, à Barcelone. Cela fait plus de dix ans qu’il est surveillant au lycée. Les élèves l’aiment bien. Il est connu et apprécié de tous.
A partir de cet instant, nous nous mettons à discuter plus régulièrement dès que nous nous apercevons dans un couloir de l’école, dans la cour ou au bureau de la vie scolaire. Je ne suis pas dupe, maintenant je sais reconnaître les signes de séduction : son regard sur moi n’est clairement pas neutre. Je sens dans ses yeux un air intéressé. Lors d’une conversation il m’apprend qu’en dehors de son travail il aime jouer de la musique, qu’il écrit des chansons à la guitare. Il me propose de venir le voir jouer en concert à l’occasion. Il a pour habitude de se produire sur des petites scènes dans différents bars de la ville. Spontanée, je lui rétorque que je suis aussi musicienne et que je joue principalement du piano. Forcément, son intérêt envers moi grandit, et je sens que ses yeux redoublent d’intensité à chaque fois qu’ils croisent les miens. Nous finissons par échanger nos numéros.
Les deux premiers trimestres de l’année scolaire filent à toute allure. Nous sommes au printemps. La chaleur est déjà très intense dans les rues de Barcelone. Dans les salles de classe, l’ambiance est pesante. Je trouve beaucoup de charme à la ville mais j’ai du mal à m’accoutumer aux températures. Moi qui suis pâle et criblée de tâches de rousseur, le soleil m’est insupportable. Le souvenir du personnage de Meursault subissant cette même chaleur me poursuit depuis que j’habite moi aussi dans un pays chaud, non pas l’Algérie certes, mais parfois Barcelone, selon ses quartiers, en a des faux airs.
Je discute toujours occasionnellement avec le surveillant aux yeux verts du lycée. Il m’envoie parfois des messages sur mon portable. La plupart du temps, c’est pour me parler d’une soirée durant laquelle il donne un concert, mais je n’ai jamais l’occasion de m’y rendre (l’envie sans doute ne suit pas non plus). Récemment nos échanges ont pris une tournure beaucoup plus ambiguë, et nous ne nous contentons plus seulement de discuter de sa musique. Le ton est clairement celui de la séduction. Enfin, de sa part, surtout. Cela ne fait aucun doute qu’il me drague. Je suis à la fois amusée et gênée par nos conversations : il s’agit quand même d’un collègue que je croise littéralement tous les jours à l’école. Nous discutons en français et aussi un peu en espagnol. J’en suis encore à mes balbutiements. J’apprends quels sont les nouveaux codes de la drague dans ce pays dont je ne connais finalement pas du tout la culture. La séduction m’y semble bien différente de celle pratiquée à Londres : elle est plus frontale, plus directe, plus évidente. Je la trouve un peu kitsch aussi parfois. Sans doute suis-je un peu moins naïve qu’il y a deux ans et demi et je ne perçois plus les hommes de la même manière que lorsque j’étais timide et inexpérimentée. Le surveillant me demande quel est mon signe astrologique, s’amuse à en déduire ensuite les caractéristiques de ma personnalité, des compatibilités avec le sien. Derrière mon téléphone je souris de gêne. Je suis mal à l’aise. Et dire que je vais le croiser demain à l’école en passant devant la vie scolaire… Je ne crois pas du tout en l’astrologie. Puis il finit par me trouver un petit surnom qui se veut affectueux mais que je trouve profondément cucul. C’est ringard, cette façon d’aborder. Pensant me conquérir, il m’envoie ses chansons et des vidéos clips faits maison. C’est pas mal, on ne peut pas dire que le mec chante mal, mais les paroles – il n’écrit que des chansons d’amour – me paraissent un peu niaises, assez clichés. Bon… que penser de tout ça ? J’aime bien ce côté créatif, artiste « du love », mais le côté chanteur pour midinettes, sourire coquin sur les photos, l’air faussement décontracté, main dans une poche, l’autre empoignant sa guitare sèche sur une plage de Barcelone, lunettes de soleil et cheveux coiffés en arrière… Sur l’une de ses photos, je plisse les yeux. Il me rappelle quelqu’un… Ah, oui ! On dirait Julio Iglesias en plus jeune.
Au travail, je le trouve très différent de l’image qu’il renvoie lorsqu’il joue les chanteurs-crooners : il se donne des airs d’ado attardé au look relâché et s’amuse même à rire de lui, une fois que nous discutons au bureau de la vie scolaire, de la fois où il s’est pointé à la cérémonie du baccalauréat des élèves de terminale en jean troué et en baskets, ne voyant pas la nécessité de faire un effort vestimentaire pour l’occasion. Mouais.
Auprès de mes collègues, je me renseigne un peu sur l’ado-chanteur, l’air de rien. On me dit que c’est un mec adorable, très romantique, un gars qui sait certainement prendre soin de sa copine quand il en a une… Bien, bien…
Au fur et à mesure du temps, nos échanges se multiplient et s’intensifient. J’ose, un jour, lui envoyer un court enregistrement dans lequel je chante en m’accompagnant de mon piano. Il est aussitôt subjugué et, quoique je sente qu’il en fasse un peu des tonnes dans sa manière de me complimenter, il est évident que j’attise grandement sa curiosité. Nous finissons par convenir d’un café (s’écrire devient chronophage), quelques jours plus tard, dans le quartier de Gracia.