Episode 1 : le surveillant du lycée
Le jour du rendez-vous je suis, comme d’habitude, horriblement stressée. Je crois que je ne parviendrai jamais à me libérer de l’angoisse que peut me provoquer le fait de me retrouver en tête à tête avec un homme qui a envie de me croquer toute crue. L’idée même que je puisse plaire, qu’on puisse m’examiner à la loupe, sous toutes mes coutures, me rend malade. Je n’aime être ni envisagée, ni dévisagée. Tiens, c’est drôle, au moment où j’y songe, ces mots me rappellent la chanson « Tandem » écrite par Serge Gainsbourg pour Vanessa Paradis.
J’arrive plaça Virreina, une place piétonne plutôt agréable au milieu de laquelle trône une église entourée de petites terrasses. J’arrive un peu en retard, c’est volontaire : je serais au comble de la peur si je devais, en plus, attendre assise sur un banc à me tortiller d’appréhension. Arriver légèrement en retard, en sachant que l’autre est déjà là, permet d’éliminer ce temps d’attente, véritable instant de supplice où, jetant des coups d’œil à tous les angles de rue, on se demande de quel côté le bel étalon va surgir : s’il arrive par derrière à la rigueur, se laisser surprendre couperait court au stress, mais s’il arrive de face, à l’autre bout de la place, et qu’il faille se regarder dans le blanc des yeux ou marcher tête baissée l’espace de quelques secondes – le temps de traverser la place pour m’atteindre – diable ! Quelle angoisse ! Non, non, il faut tout prévoir, tout anticiper dans ces situations. C’est nettement plus rassurant.
Ma stratégie fonctionne, car sur la route qui me mène à la place, je reçois un message du bel espagnol : « je viens d’arriver, je t’attends sur un banc ». La pression monte. Mon plan d’attaque se complique. Sur quel banc m’attend-il, exactement ? Et par quel côté, en conséquence, surgir sur la place afin d'arriver dans son dos par surprise ? Aucun calcul n’est envisageable et je dois prendre le risque d’arriver par l’artère étroite qui relie la place à la carrer de Asturies, pas le choix. C’est un coup de poker.
Raté ! A peine un pied mis sur la place que nos regards immédiatement se croisent : il est assis sur un banc à l’autre bout de moi. Nous échangeons un bref sourire à distance et nous avançons mutuellement l’un vers l’autre. Là, c’est le drame. En même temps qu’il se lève, j’ouvre de grands yeux arrondis de stupéfaction en apercevant la tenue qu’il a choisie de porter pour notre rencard : un bermuda-jean déchiré, surmonté d’un t-shirt d’ado, cheveux pas très propres. Aux pieds : des claquettes dans le genre tongs de plage. Qu’on ne s’y méprenne pas : je ne suis pas le genre de femmes à porter une attention colossale à l’apparence ni à m’attendre à ce que l’on sorte la chemise et les souliers cirés pour être séduisant, mais j’estime qu’un minimum d’attention doit être portée, surtout pour un premier rencard ! Le total look négligé du mec qui revient de la plage et ne pressent pas le besoin de soigner son apparence pour une occasion particulière me dépasse.
C’est la douche froide. J’essaie de masquer ma déception mais mes yeux parlent d’eux-mêmes. A quelques mètres à peine de moi, il ne semble cependant rien remarquer. Je me fige totalement sur place, attendant qu’il vienne à ma rencontre. Je distingue très clairement le son des tongs en mousse Décathlon claquer sous chacun de ses pas au fur et à mesure qu’il se rapproche. Flap, flap. Il s’approche de moi, jambes ouvertes, pieds à quarante-cinq degrés vers l’extérieur (j’ai horreur des pieds, ne peut-on pas les cacher sous des chaussettes, enfermés dans des baskets, par pitié ?), chewing-gum mâchouillé au coin de la bouche. Qu’est-ce que c’est que cette dégaine ? Je me sens un peu ridicule dans ma longue robe fluide et mes chaussures compensées, maquillée et parfumée comme un soir de bal. Lui, à l'inverse, ne ressent aucune gêne devant le décalage de nos tenues. L’assurance est au rendez-vous : sourire charmeur, regard coquin, l’ado-chanteur part déjà vainqueur, c’est évident. Je lui fais timidement la bise. Lui se montre d’emblée très chaleureux, la séduction innée :
« Ta robe est très jolie dis donc, elle te va très bien. Tu as une idée du bar où aller ? »
Mon petit doigt me dit que si j’étais arrivée en jogging il m’aurait dit la même chose. C’est donc cela, la drague à l’espagnole ? J’enchaîne en rougissant :
« Il y a un bar sympa un peu plus haut, plutôt joli, et que je n’ai jamais essayé. Il me tente bien. Ça te dit ? »
Il est tard, les bars se revêtent de lumières chaudes qui appellent à la fête et à l’enivrement. Assis l’un en face de l’autre, l’homme en bermuda-claquettes poursuit, dans son élan de drague assoiffée :
« On t’a déjà dit que tu avais des yeux magnifiques ? »
Ouais, ça commence fort ! Je retiens d’éclater de rire. Tout me semble aller très, très vite. Je commande un cocktail que j’espère bien chargé. J’ai besoin de me détendre. La tension sexuelle entre nous est extrêmement palpable, cela ne fait aucun doute qu’il s’imagine déjà de quelle façon finir cette soirée.
Le bar se remplit en peu de temps, il faut alors se mettre à parler fort. Par dessus la petite table sur laquelle s’étalent nos consommations, nous nous penchons l'un vers l'autre pour mieux nous entendre. Je sens que ce rapprochement physique plait à mon interlocuteur, tandis que moi, il me met terriblement mal à l'aise. Je ne peux malheureusement m’enlever de la tête l’idée que ce mec s’est pointé en bermuda-claquettes à notre premier rencard, et le goût de la déception a difficilement du mal à passer, même dilué dans les cocktails que je commande coup sur coup.
Nous nous mettons à discuter un peu plus intimement de nos vies respectives. Je lui raconte les grandes lignes de mon épopée à Londres, l’envie furieuse qui m’a rongée jusqu’à l’os de quitter la France il y a trois ans de cela, mon rêve de parler couramment l’anglais et l’espagnol avant mes trente ans. C’est alors qu’il enchaîne avec quelques mots de sa langue natale : j’en déduis le sens, je comprends même parfaitement tout ce qu’il me dit, mais je n’ai pas assez de vocabulaire ni même d’aisance pour lui répondre. Je rougis car je ressens un peu de honte de ne pas être capable de rétorquer spontanément.
Je n’aime pas spécialement parler de moi lors d’un rendez-vous galant : aussi je reste assez vague et exhaustive dans la narration de ma vie privée. J’ai envie de mieux cerner sa personnalité, de ne pas rester fixée sur cette histoire de bermuda-claquettes. Après tout, les apparences sont peut être trompeuses. C’est bête et faire preuve de fermeture d’esprit de s’arrêter à ce genre de choses. Je me lance :
« Alors, raconte-moi un peu : tu as vécu ailleurs qu’en Catalogne dans ta vie ? »
Seconde douche froide. Sans trop de complexes, non sans une certaine fierté, même, il me raconte qu’il n’a jamais ressenti le besoin de voir autre chose. Il a bien entrepris quelques études de littérature il y a longtemps, mais s’est très vite arrêté. Peu ambitieux, décrétant qu’il préfère la facilité au défi, il est tout simplement retourné à cette école française qu’il a toujours connue, de la maternelle au bac, demander du travail lorsqu’il avait la vingtaine. Il y a immédiatement obtenu un boulot de surveillant. Il n’en est jamais parti depuis. Pourquoi faire ?
Bon, bon, bon…
Je le relance sur autre chose :
« Tu aimes voyager, sinon ? Partir de temps en temps à l’étranger, pendant les vacances ? »
Tempête glaciale. Il me répond en toute franchise qu’il n’est pas du genre curieux et que les voyages ne l’intéressent pas.
« Alors, que fais-tu de tes week-ends ? De tes congés ? me permets-je de tenter dans un dernier élan désespéré.
- Rien de particulier. J’adore la Catalogne, j’y suis né, je ne me vois pas aller ailleurs. J’aime passer du temps avec mes parents. »
Je suis achevée. Ce n’était en aucun cas le genre de réponses que je voulais entendre. Tout le charme que je m’efforçais de lui trouver – l’âme d’artiste, un peu ringarde certes, mais la sensibilité du poète, le sourire charmeur, la parole facile – disparaît en une fraction de secondes et je ne me concentre plus que sur le combo bermuda-claquettes et zéro curiosité d’ailleurs. Pour moi, qui mène une vie d’aventures et de liberté à l'étranger, loin de ma famille, c’est l’incompatibilité absolue.
J’ai du mal à cacher ma déception fulgurante mais le surveillant-crooner ne détecte rien. Je ne vois pas bien l’intérêt de poursuivre ce rendez-vous avec quelqu’un qui ne m’attire plus du tout, mais comment couper court ? Il est de toute évidence d’humeur séductrice ce soir, et bien déterminé à aller au bout de son projet. J’ai envie de crever l’abcès, de faire preuve d’une implacable franchise et de stopper là toutes ses attentes vaines. Mais je reste bête et muette face à lui, la bouche remplie comme un hamster de glaçons et de cocktails trop sucrés. Tout devient flou autour de moi, et je ne pense plus qu’à une chose tandis qu’il continue de parler sans que je ne l’écoute : comment allons-nous nous dire au revoir ? C’est la question qui m’obsède à chaque rendez-vous.
Pendant qu’il discute avec lui-même dans la chaleur bruyante de ce bar barcelonais, et alors qu’il nous faut presque hurler pour nous entendre maintenant, j’imagine comment mettre un terme à ce rencard foireux auquel je ne veux pas donner suite. Être totalement franche, lui dire ouvertement qu’après ce que j’ai entendu, je n’ai plus du tout envie de lui ? Jouer le jeu jusqu’au bout et, au moment de nous dire au revoir, esquiver sa tentative de baiser, et ainsi lui faire comprendre que je ne suis finalement plus intéressée ? Lui écrire demain pour lui expliquer clairement pourquoi les choses ne se feront pas comme elles étaient prévues entre nous ?
Je ne sais pas si c’est le mélange douteux de vodka et jus de fruits que je sirote à la chaîne depuis plus d’une heure ou l’épaisse moiteur de l’atmosphère qui nous enveloppe, mais je me sens ivre. Le surveillant a le regard droit et clair et, lorsqu’il plonge son regard dans le mien, je me sens affreusement rougir. J’y lis clairement une très grande envie de conclure cette soirée bien autrement que je n’en ai envie. Avant que le malentendu entre nous ne s’installe davantage, je termine mon verre d’un trait puis lui lance que je rentre chez moi. Il y voit là une invitation. Ses yeux s’allument d’un désir brûlant qui me paralyse totalement :
« Dans ce cas, je te raccompagne », rétorque-t-il spontanément alors que j’empoigne mon sac à main.
Merde, que répondre à ça ? Le couper dans son élan me paraît abrupte et, titubante alors que je me lève de ma chaise, je n’ai pas le réflexe de décliner immédiatement sa proposition.