Episode 2 : le prof de théâtre
J’ai toujours aimé monter sur scène depuis que je suis petite. Enfant déjà, à l’école primaire, je créais de toutes pièces des petites comédies musicales avec mes copines de classe que nous jouions en guise de spectacles de fin d’année devant les élèves et les professeurs. Plus tard, à l’adolescence, j’ai développé le goût de jouer de la musique en groupe et d’écrire mes chansons, pour ensuite me produire sur scène. A l’âge adulte, l’envie de me lancer dans le théâtre m’a prise. J’avais fait mes premiers pas dans ce domaine à Londres où j’avais intégré des cours hebdomadaires pendant une année avec une prof farfelue et autoritaire, durant laquelle j’avais d’ailleurs connu une histoire avec deux drôles de mecs que tout opposait.
Désormais installée à Barcelone, j’ai envie de poursuivre cette aventure théâtrale. Apprendre de longs textes et se mettre dans la peau d’un seul et même personnage tout au long d’une pièce m’a toujours paru passionnant, mais cette fois-ci j’aimerais apprendre l’art de l’improvisation, très en vogue depuis quelques années dans les grandes villes. Je me souviens de plusieurs spectacles de théâtre d’improvisation auxquels j’avais assisté à Londres, notamment avec un garçon un peu particulier rencontré en boite de nuit puis devenu ami, et je m’étais jurée un jour de m’y essayer. Quelques mois après mon installation dans la capitale catalane, je me mets donc en quête de chercher une troupe. Sur Facebook, je tombe sur la page d’une jeune femme qui vient de lancer sa petite école de théâtre et qui propose des cours d’improvisation en français dans un local du quartier de Poblesec. Je décide de m’y inscrire pour le premier trimestre.
J’arrive, timide, au premier cours, un mardi soir. De prime abord, le groupe ne me met pas très à l’aise. Une blonde aux cheveux coupés au carré prend beaucoup de place et a l’air de se la raconter complètement. Je remarque qu’elle lance des regards très condescendants à chaque fois que l’un de ses partenaires de théâtre ne lui semble pas effectuer correctement un exercice. Un homme, autour des trente-cinq ans, barbe et cheveux hirsutes, enchaîne les blagues lourdes et douteuses en étant persuadé d’être drôle. Il a le regard vicieux et sale. Un autre homme dans la même tranche d’âge, chauve et en surpoids, ne comprend rien aux exercices de réflexes théâtraux que la professeure nous fait faire en début de cours et nous nous retrouvons ainsi obligés de lui expliquer cent fois les règles. Son accent belge, d’autant plus très marqué, rajoute au comique maladroit du personnage. Une autre femme blonde, aux cheveux fins et ondulés, très grande, large et carrée d’épaules, a paradoxalement un visage d’ange et un sourire radieux qui appellent à l’amitié. En revanche elle parle beaucoup, beaucoup trop en fait, en roue libre, sans jamais s’arrêter. C’est qu’elle doit en avoir des choses à raconter sur un divan de psy, elle. L’ambiance est résolument étrange et la troupe pour le moins... originale. Dans le lot, il y a enfin un garçon qui doit avoir à peu près le même âge que moi, la petite trentaine, barbe brune, lunettes rondes, joues pleines, sourire amusé. La séance commence par une série de présentations, en cercle. Arrivé à son tour, il nous lance qu’il est un élève de troisième en stage d’observation, blague qui détend quelque peu l’atmosphère. A l’exception de ce garçon qui m’inspire une certaine sympathie, tous les autres m’ont l’air bizarre à leur manière. La prof est en revanche très efficace, dynamique et professionnelle, rien à voir avec l’incompétente à la tête de folle que j’ai connue à Londres et qui préférait enseigner le théâtre aux hommes plutôt qu’aux femmes, envers lesquelles elle ressentait un profond mépris et une indéniable jalousie. Drôle de milieu que celui de l’art du spectacle.
Les semaines s’enchaînent et je prends goût à l’improvisation. Je me sens plutôt à l’aise et, visiblement, je ne suis pas trop mauvaise dans mon jeu. L’ambiance dans la petite troupe se détend progressivement maintenant que nous nous connaissons un peu mieux. L’avantage du théâtre, qu’il soit d’improvisation ou à texte, c’est qu’il permet de vite briser la glace entre les individus. Nous sommes tous français mais avons des parcours de vie très différents. C’est d’ailleurs l'une des choses que j'apprécie le plus et qui fait la richesse de ma vie à l’étranger ; depuis que je ne vis plus en France, je me suis énormément nourrie de toutes ces rencontres qui nuancent nos points de vue, nous font prendre de la hauteur sur certaines choses, donnent du relief à nos opinions et nous rendent plus sensibles, aussi. Qu’elles soient amicales, professionnelles ou amoureuses, le temps d’une soirée, de plusieurs jours ou de quelques mois, toutes ces rencontres m’ont permis de grandir et de m’enrichir. C’est une vie passionnante, au contact des autres, dont je raffole. Pour autant, je ne me sens pas me lier d’amitié avec qui que ce soit dans le groupe pour le moment. Histoire d’atomes crochus, d’alchimie, comme on dit.
Un soir, après le cours, nous décidons d’aller boire un verre de vermuth dans l’une des bodegas du quartier. L’air est encore moite dans les rues à cette période de l’année. Des odeurs de poubelles me sautent au nez sitôt que je mets un pied en dehors du bâtiment d’où nous sortons. Je reste cependant fascinée par cette capacité qu’ont les espagnols à veiller tard et à rendre ainsi les rues animées comme s’il n’existait plus de notion du temps : un soir de semaine, à plus de vingt-deux heures, les bars et les restaurants sont presque autant bondés que si nous étions un samedi soir en plein centre d’une grande ville française. Je suis émerveillée face aux petites différences culturelles d’un pays à un autre comme celles là. Pour moi, fille de la banlieue bordelaise puis savoyarde d’adoption, contrainte et forcée de vivre au fin fond des montagnes des Alpes pour suivre un mouvement de mutation en tant que jeune enseignante (qui me mènera ensuite au déclic de tout envoyer valser), la vie dans les grandes villes européennes – d’abord Londres puis maintenant Barcelone – me correspond pleinement. Elle m'épanouit tant que je n’envisage pas une seule seconde de revenir vivre un jour en France subir les diktats de l’Éducation Nationale en m'enterrant dans des campagnes profondes où je n'ai pas choisi de vivre.
Des relents de graillon, ponctuant notre chemin, sortent comme des haleines fétides des bouches d’aération des cuisines des différents bars à tapas devant lesquels nous passons, léchant au passage nos chevilles nues d’un souffle tiède et écœurant. Nous marchons dans une humeur rieuse et bon enfant comme une troupe de joyeux lutins jusqu’à la petite taverne devant laquelle nous nous arrêtons pour à la fois regarder le menu et laisser les fumeurs finir leur cigarette. Lorsque nous pénétrons à l’intérieur, le patron, un grand gars tout mince aux cheveux et à la barbe poivre et sel, nous salue chaleureusement. Nous nous installons autour de tables rondes en bois sombre qui collent sous nos coudes. Au comptoir, des plats dans lesquels des anchois trempent dans de l’huile et des pimientos del padron bronzés par quelques coups de grill attendent derrière une petite vitre en plastique d’être dévorés. Nous commandons quelques patatas bravas, un peu de pan con tomate et des albondigas pour accompagner nos énormes chopes de bières bien fraîches. La petite taverne n’est pas bien remplie ce soir mais les quelques clients qui partagent l’espace avec nous parlent haut et fort en faisant de grands gestes et en buvant de grandes gorgées de bière. C’est l’Espagne dans toute sa splendeur : généreuse et bruyante, conviviale et simple. Si Barcelone m’avait déçue en m’installant quelques mois auparavant (la chaleur étouffante du mois d’août par quarante degrés d’humidité et de pollution m’avait assommée), c’est bel et bien cette ambiance typique que je suis venue chercher, cette expérience en apparence toute simple – quelques tapas à une heure tardive, des amis dans un bar bruyant entourés d’espagnols qui gueulent et boivent – que je veux vivre. Pendant que mes partenaires de théâtre discutent eux aussi bruyamment tout en ponctuant leurs histoires d’éclats de rire, je me mets à rêvasser dans mon coin : que me réserve cette nouvelle vie catalane ?