Episode 3 : le barbu du Koko
Ce soir, c’est le réveillon du nouvel an. A cette occasion, ma meilleure amie, avec qui je suis déjà partie à Palma de Majorque quelques mois auparavant, me rejoint depuis la France chez moi à Londres pour célébrer l’événement. Nous projetons de passer la soirée dans une boite de nuit que j’adore et qui s’appelle « Koko », dans le quartier de Camden. L’ambiance, dans mon petit appartement du quartier d’Angel-Islington, a des allures adolescentes : musique à fond chez moi, verres de rosé sur le rebord du lavabo, nous nous maquillons devant le miroir comme deux jeunes filles de quinze ans excitées à l’idée d’une sortie nocturne. Strass et paillettes jonchent rapidement le sol. Du haut de mon cinquième étage, les buildings de La City brillent eux aussi au loin.
Il fait froid ce soir à Londres. La nuit tombe vite, mais les rues n’en sont pas pour autant désertes. Veille de nouvel an, les londoniens sont de sortie. Mon amie et moi nous dirigeons vers le Koko, emmitouflées dans de gros manteaux d’hiver que nous comptons laisser au vestiaire sitôt entrées. Je porte une robe courte et beige aux épaulettes cousues de grosses perles gris argenté. Je me suis maquillé les yeux d’un noir charbonneux et plaqué les cheveux en arrière, à la garçonne. Je n’ai, comme d’habitude, absolument pas prévu de rencontrer qui ce soit ce soir : mon envie est, avant tout, de célébrer mon premier nouvel an en Angleterre et de marquer le coup de mon installation ici, dans cette folle capitale britannique où je me sens chez moi.
Il ne nous faut pas beaucoup de temps pour nous mettre dans l’ambiance festive du lieu : à Londres, les gens ont cette faculté de boire beaucoup, très vite, et surtout très tôt. Il est loin d’être minuit et l’endroit est déjà peuplé d’une faune alcoolisée et joueuse. J’adore cette boite de nuit : elle ressemble à un vieux théâtre classique. Des loges, suspendues au-dessus du parterre, s’échelonnent sur plusieurs étages. Sur la scène, des danseurs s’enchaînent et se déhanchent dans des costumes extravagants. L’intégralité de l’intérieur est habillé de rideaux et tentures rouges en velours. C’est un lieu atypique à l’atmosphère unique.
Nous prenons un cocktail au comptoir avec mon amie, partons ensuite nous mêler à la foule au milieu du parterre, attendant impatiemment les douze coups de minuit. Je me sens toute fébrile lorsqu’un écran géant retranscrit, en direct, la pendule de Big Ben à quelques minutes du décompte fatidique : c’est, pour moi, un moment qui s’annonce magique, à dix mille lieues de ce que j’ai eu l’habitude de connaître jusque là, dans ma petite vie sage et bien rangée de France. C’est d’ailleurs bien pour ce « shoot » d’adrénaline, cette excitation de vivre dans une ville étrangère bouillonnante et d’y vivre des expériences mémorables que je suis venue m’installer ici, alors que quitter ma petite zone de confort bien sécurisée me terrifiait tant il y a peu. Je me suis reniée pendant toutes ces années passées en banlieue bordelaise puis dans les Alpes, et je sens et je sais que j’ai toujours aimé cette folie des nuits effervescentes et flamboyantes.
Après une attente sans fin, minuit s’égraine sur ses douze coups. La foule est en liesse tandis qu’un lâcher de ballons géants vient ajouter du feu sur l’ambiance bouillonnante de cette boite. Nous nous extirpons mon amie et moi de la masse compacte pour nous diriger vers un des étages, à la recherche d’air frais sur un espace extérieur. Nous arrivons à une terrasse qui domine le quartier de Camden. J’ai les yeux qui brillent face à ce point de vue qui surplombe les rues. J’ai la sensation vertigineuse, de toute ma hauteur, de mener une vie incroyable depuis que j’ai quitté la France. Tout m’émerveille ici. Mon amie s’allume une cigarette à côté de moi et je me laisse tenter également. Autour de nous s’entendent de nombreuses langues étrangères, dont le français. Nous finissons par rentrer rapidement, grelottantes sans nos manteaux, laissés au vestiaire.
Nous nous accoudons un instant à la rambarde d’un des étages, admirant la faune en contre bas se déchaîner plus que jamais sur la musique. Le DJ joue à en faire péter la sono « Chained to the rythm » de Katy Perry, et cette chanson s'accorde plutôt bien avec l'ambiance. Au bout d’un court instant, nos regards finissent par tomber sur deux garçons eux-mêmes accoudés à la rambarde de l’étage du dessous, un brun barbu et un roux à lunettes, qui semblent avoir la trentaine. De profil ou même de trois-quarts, ils ne nous voient pas, ne nous devinent même pas. Nous les surplombons de notre hauteur et sommes à la meilleure place pour les décortiquer de nos yeux curieux. Mon amie me sort :
« Bon, sur les deux honnêtement, le roux n’a pas l’air terrible du tout… En revanche celui de gauche, pas mal du tout ! Tu crois qu’ils sont anglais ? »
Décidément celle-là, elle a les yeux partout et toujours des idées derrière la tête. Je jette un coup d’œil aux deux énergumènes en question. « Celui de gauche » - le barbu - fait un quart de tour et je peux mieux le contempler pour me rendre compte qu’il n’est pas du tout de mon goût. Non pas que je le trouve désagréable à regarder – je lui trouve un joli minois pour être honnête – mais, d’allure, il ne me plaît pas, tout simplement.
« Il a un côté Papa-ours, je te verrai bien avec un mec comme ça ! » me lance ma pote. Sauf que moi, les mecs « Papa-ours », barbe et embonpoint, ça n’est pas du tout mon truc, et, de prime abord, je ne me sens pas attirée une seule seconde.
« Il a un côté réconfortant, tu pourras te caler dans ses bras, te sentir toute petite, ça lui donne un côté gros nounours ! »
J’éclate de rire en entendant cette connerie, mais visiblement, l’argument est sérieux. Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre.
C’est à croire que les deux gars nous ont entendu (ce qui est rigoureusement impossible avec la musique et le bruit autour de nous) car ils finissent par se retourner complètement et, inévitablement, lever les yeux au-dessus d’eux, nous voyant mon amie et moi les observer sans vergogne. Mon regard croise celui de Papa-ours. Je devine qu’il adresse un mot à son ami à mon sujet, car les deux compères me regardent maintenant avec insistance tous les deux, l’air amusé.
« T’arrives à lire sur leurs lèvres ? » me demande mon amie, qui trépigne à l’idée d’aller leur parler afin de résoudre ce grand mystère que représente leur nationalité, et n’attend plus que mon feu vert.
« T’as un ticket, Coco ! Le brun te mate ! Viens, on descend leur parler ! »
Je lui confie que je ne suis franchement pas emballée à l’idée de discuter avec quelqu’un qui, physiquement, ne me plaît pas plus que cela, et que je suis venue à la soirée pour danser et m’amuser avec elle avant tout. J'ai, de plus, toujours le goût amer de ma dernière amourette avec un ami de ma troupe de théâtre, et je ne suis pas bien motivée à l'idée d'accumuler les peines de cœur. Mais elle insiste tellement sur l’idée que, en discutant, je trouverai peut-être beaucoup de charme à ce barbu, que je finis par céder, et nous faisons un signe aux garçons pour leur signifier que nous descendons les rejoindre. Sur leur visage, je lis un sourire de satisfaction qui me fatigue déjà, comme si quelque chose était gagné d’avance. Je ris autant que je soupire intérieurement.