Episode 1 : le surveillant du lycée
Nous traversons le quartier de Gracia et marchons en direction de chez moi, accompagnés tout du long par le « flap, flap » de la paire de tongs qui me suit, cadence qui me fait inconsciemment marcher au rythme des pas du porteur de bermuda. Je le regarde du coin de l’œil : il marche le nez en l’air, l’allure décontractée, jambes arquées à la cow-boy, certain d’avoir attrapé dans son lasso un joli petit veau du troupeau qu’il va mener ce soir à l’écurie. Il a l’air conquérant, ce héros de Far West qui pense avoir conquis sa Calamity Jane. C’est gênant, cette assurance trop marquée.
Flap. L’air est devenu plus frais dans les rues de Barcelone, quoique très sec. Il est tard, pas loin des vingt-trois heures, mais la lune paraît bien terne et n’éclaire rien dans le ciel à côté des nombreux éclairages publics qui jalonnent notre route. Nous traversons un petit bosquet dans lequel j’imagine de minces serpents siffleurs se terrer dans la poussière fraîche.
Flap. Les scooters et taxis galopent à grande vitesse aux quatre coins des rues qui nous encerclent. J’ai l’impression d’être prise au piège d’un immense labyrinthe caillouteux fait de palmiers et de béton. Comme dans les westerns, j’imagine des touffes circulaires d’herbe sèche traverser notre chemin. Combien de cow-boys en claquettes Barcelone contient-elle ?
Flap. Nous arrivons lentement plaça Lesseps, à quelques mètres à peine de mon appartement. La tension est palpable, le malentendu immense. Nous ne parlons plus. Le cow-boy en bermuda est prêt à dégainer sa dernière balle pour m’achever. Comment me délivrer de ce lasso bien noué ?
Flap. Je ralentis le pas, il faut bien que je finisse par être franche, que j’agisse en grande personne. Couper court à ses espoirs : ce soir, il n’aura rien de moi. Les autres soirs non plus, d’ailleurs. Il peut bien retourner au saloon se prendre un shot de whisky.
Flap. Nous y sommes, je fais signe au Lucky Luke en tongs que j’habite un peu plus haut dans la rue. Mon ventre est affreusement noué. Je prends mon courage à deux balles et à deux mains et le plante assez minablement là, en lui annonçant tout de go que je rentre seule ce soir. Un voile de surprise lui fait ouvrir les yeux en grand. Je m’y attendais. Je suis tellement gênée, il ne doit rien comprendre. Nous nous disons au revoir comme nous nous sommes salués au début de notre soirée : une simple bise, pas plus. Je m’éloigne dans la nuit, lui fais un petit signe amical de la main. Il me regarde partir, l’air de surprise vexée n’a toujours pas quitté son regard. Le pistolet restera rangé dans son étui ce soir.
Flap, flap, flap. J’entends dans mon dos claquer le battement lent et sec des tongs. L’écho des claquettes qui se collent et se décollent des talons du malheureux cow-boy à l’âme poète résonneront encore quelques minutes dans tout Barcelone, tandis que sa dulcinée manquée se calera dans son lit en contemplant, pensive, le plafond de son logis.
Ce soir, dans les rues catalanes, un homme rentre dépité chez lui sans même avoir compris ce qu’on lui reprochait. Ne jamais être trop sûr de soi, ne jamais partir gagnant, même si on joue les cow-boys en bermuda. C’est sans doute là la leçon à retenir de ce rendez-vous décevant.