Episode 1 : le surveillant du lycée
Aujourd’hui, plusieurs années après, le temps a coulé.
La vie a repris son cours normal au lycée français de Barcelone. Les jours qui ont suivi cette soirée ratée, j’ai évité le plus possible de croiser le surveillant. Malheureusement ce n’était pas chose aisée : aussi quand nous nous rencontrions au détour d’un couloir, nous nous contentions d’échanger un simple « bonjour », sans s’arrêter pour discuter davantage. Le malaise, réciproque, a été palpable pendant un certain temps. Je n’ai jamais donné d’explications claires et franches au cow-boy, j’estimais et je pensais que de ne pas donner suite à notre embryon d’histoire suffirait à lui faire comprendre que je n’étais finalement pas intéressée. Pas besoin de rentrer dans les détails. J’ai senti, pendant un certain temps, qu’il me cherchait encore un peu du regard, flairant un éventuel deuxième rencard, songeant sans doute que mes principes faisaient que, le premier soir, je ne tentais jamais rien avec un homme. Mais aucune suite n’a été donnée. Nous sommes restés collègues, distants et cordiaux, voilà tout.
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Dans un petit bar typiquement espagnol, carrer del Torrent de l’Olla, un public principalement constitué de français applaudit chaudement. Entre deux chansons, chacun y va de son commentaire, avalant au passage une gorgée de cava, de bière Estrella ou de vin rouge pétillant que l'on appelle tinto de verano. Il fait chaud, encore et toujours, dans les rues bondées et bruyantes de la capitale catalane.
Sur scène, un beau brun aux yeux verts à l’air décontracté est à demi assis sur un tabouret, guitare à la main. Il chante des chansons d’amour. Le sourire charmeur, le regard pétillant, il sait qu’il a devant lui un petit groupe fiable d’admiratrices. Tout au fond du bar, appuyée contre le mur, une jeune femme aux cheveux courts, coupe de cava à la main, se tient à l’écart. Elle regarde le concert d’un air amusé. De temps en temps, depuis sa scène, le chanteur romantique lui lance quelques petits regards. Parfois, les groupies du premier rang se retournent, se demandant à qui sont adressés ces yeux langoureux. Sans doute que des rumeurs courent dans les couloirs du lycée français qu’une prof et un surveillant ont (ou du moins ont eu) des vues l’un sur l’autre. Elle n’attend cependant pas la fin du concert pour s’éclipser, elle n’a pas envie de discuter avec qui que ce soit, ne veut pas nourrir davantage les rumeurs ni les ragots. Ce soir-là en plus, elle n’est pas venue seule. A ses côtés, un homme plus âgé lui fait la conversation. Tous deux rient beaucoup. Il est évident que ce duo étonnant ne prête pas plus attention que cela au concert. Depuis son tabouret, au loin, le chanteur-lover remarque leur complicité évidente. Il est vrai qu’elle saute aux yeux : ces deux-là ont l’air de drôlement bien s’apprécier. C’est un peu tragique ce qu’il se passe sous ses yeux pendant qu’il chante : il sait qu’il n’aura jamais cette fille, lui qui était parti si sûr de lui dès le début. Tous deux, lui depuis la scène, derrière sa guitare, et elle du fond du bar, dos contre le mur, pensent avec une nostalgie discrète et muette à cet amour qu’ils ne feront jamais. Deux chansons avant la fin de son concert, il remarque qu’elle s’échappe avec son complice en catimini du bar. « Que se passe-t-il entre eux ? » se demande-t-il derrière sa guitare en les suivant du regard tandis que le public applaudit. En voici une belle, d’inspiration pour une prochaine chanson !
Il s’appelait Victor.