Episode 5 : le normand de Provence
Aujourd’hui, plusieurs années après, le temps a coulé.
Depuis la rencontre avec les parents et les amis, nos différences flagrantes n’ont fait qu’aggraver nos fragilités. Ajoutés à cela mon non-désir d’enfants et mon retour impensable en France. Ma vie est à l’étranger, j’en ai la certitude depuis que j’ai vécu deux ans en Angleterre et que je suis maintenant installée en Espagne. Autant de fondements indispensables qui font les piliers d’un couple. Sans eux, la relation s’effondre. Le normand a tant bien que mal essayé de m’influencer, de me donner envie de reconsidérer la maternité, de me faire changer d’avis sur mon installation hors de France. C’était grotesque. On ne change pas une femme qui en son for intérieur sent au plus profond de ses tripes qu’elle ne portera jamais la vie, pour tout un tas de raisons qui la regardent. De mon côté, je ne pouvais exiger de lui qu’il renonce à ce choix de bâtir une famille, en France, patrie rassurante de son point de vue. Les enfants, la famille, la sécurité de l’emploi, tout ça, c’était mon ancien moi, ça aurait plu à l’autre femme que j’étais, plusieurs années en arrière, mais depuis je suis devenue tout autre, une autre qui tient à sa liberté et à son indépendance, sous toutes leurs formes. La naïveté, la pureté et la gentillesse si touchantes qui m’avaient d’abord séduite chez ce garçon ont fini par m’exaspérer à la longue. La religion, pourtant censée unir les peuples dans l’amour du prochain, n’a fait que nous diviser. Elle prenait une place prépondérante dans sa vie. Petit à petit, il me demandait de rogner mon athéisme et de participer à quelques « retrouvailles familiales » sur fond de religion. J’ai toujours refusé. Nous nous sommes toujours disputés à ce sujet. Notre relation aura duré un an et demi. Elle aura commencé à Martigues, se sera ensuite poursuivie entre Aix-en-Provence, Londres et Rouen, pour mourir à Barcelone. Elle aura beaucoup voyagé, cette jolie et douce histoire que je n’oublierai jamais.
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A bord d’un gros bus vert fluo flanqué d’un large bandeau à l’inscription blanche « Flixbus », les jambes d’une jeune femme installée dans les premières rangées tremblent nerveusement depuis plus de cinq heures. Elle sait qu’elle n’a pas le droit d’être à bord de ce bus. Aucune loi ne lui interdit et elle n’enfreint aucune règle du code civil ou pénal : c’est la morale qui le lui dit. C’est pour cette raison qu’elle est prête à défaillir. Le poids de la conscience, additionné à l’angoisse des retrouvailles, des années après la rupture, ont raison de sa force intérieure et de ses convictions. Toute sa bravoure se retrouve ébranlée à bord de ce gros bus vert qui se déplace avec la rigidité et la lourdeur d’un éléphant boiteux. Dans peu de temps, elle arrivera à la place de la mairie d’Hambourg. Elle descendra d’abord à la gare de bus puis marchera, impatiente et tremblante, quelques minutes jusqu’au point de rencontre. Cet endroit n’a pas été choisi pour rien : il est à mi-chemin entre la France et le Danemark, arrange par conséquent les deux protagonistes de ces retrouvailles inattendues. La dernière fois qu’ils se sont vus, c’était en Espagne : il était venu dans l’espoir fou de la reconquérir dans un élan désespéré, elle avait déjà refait sa vie avec un autre. Le week-end avait tourné au drame et aux larmes. Sa venue tombait mal, elle n’avait jamais eu pour philosophie de revenir sur une décision. Son cœur appartenait désormais à quelqu’un d’autre tandis que le sien errait toujours entre Aix-en-Provence et Barcelone.
Pourtant, ce jour-là, elle a cédé à la tentation de revoir le normand. Depuis tout ce temps qu’ils ne se sont pas revus, ils se sont manqués, sans se le dire. Parfois, ils s’écrivaient. Lui surtout. Il lui disait à quel point chaque nouvelle rencontre était une déception doublée d’un coup de poignard en plein cœur qui le ramenait constamment à elle. Lorsqu’ils ont convenu de se revoir en Allemagne, il n’était pas question qu’ils reviennent un jour ensemble : leurs convictions intimes, personnelles, n’ont pas changé depuis leur relation, qui finirait de nouveau par un échec, une entente impossible. Ils veulent simplement se revoir, sans même penser aux conséquences, dans la simplicité innocente la plus pure de deux personnes qui se sont tant aimées.
Elle est à quelques secondes à peine maintenant de la place de la mairie. Son cœur bat la chamade, ses jambes brûlent d’adrénaline. Elle sait parfaitement qu’ici elle est anonyme : la sensation que des yeux d’espions la traquent et la suivent ne la lâche pourtant pas d’une semelle. Ils ne tardent pas à se retrouver au milieu de la foule d’allemands et de touristes. Elle se jette dans ses bras et cache instinctivement, comme honteuse de ce voyage interdit, sa tête dans le creux de son torse. Trois ans ont passé, et il n’a toujours pas pris un gramme, ce grand bougre.
Il s’appelait Elie.