Episode 4 : l'autre pote du théâtre
Quelques semaines passent. Aux cours de théâtre, nous nous ignorons presque, la gêne ayant définitivement décidé de s’instaurer entre nous. Nous n’avons jamais reparlé de cette nuit où nous avons essayé de donner vie à un potentiel désir l’un de l’autre.
Un samedi après-midi, à quelques jours de notre spectacle, toute la troupe et la prof se retrouvent chez moi. Nous n’avons pas d’endroit où répéter, je propose donc que l’on fasse cela chez moi, même si ce n’est pas bien grand.
La prof nous fait répéter nos monologues, l’un après l’autre, dans mon salon. Pendant ce temps, les autres attendent sur le balcon, au soleil. A un moment, le grand brun et moi nous retrouvons seuls alors que nous essayions, je l’ai bien senti, d’être constamment entourés des autres pour éviter ce tête-à-tête que nous redoutons. Il ne décroche pas un mot. Nous regardons, au loin depuis mon cinquième étage, les buildings du quartier de La City découper en dents de scie la ligne d’horizon. Ce tête-à-tête muet semble ne pas avoir de fin. Que font les autres, bon sang ? Je les entends rigoler dans ma cuisine. Je me demande si le silence le gêne ou, au contraire, si cela lui plaît. Peut-être est-il de ceux qui apprécient la compagnie des autres sans parler ? Je n’arrive pas à cerner ce grand brun à l’air un peu nigaud, ni à totalement réaliser s’il joue le rôle du maladroit attachant ou s’il est vraiment atteint de bizarrerie avec les femmes. Alors que je suis accoudée à la rambarde de mon balcon, je sens qu’il m’observe dans mon dos. Aurait-il envie de me revoir, si je lui proposais ? Je repense à mon départ précipité de chez lui le lendemain de notre nuit passée ensemble, et je me dis que tout s’est finalement passé un peu vite, que nous ne nous sommes pas laissé une seconde chance et que, comme pour beaucoup de monde, les premières fois (premier baiser, première nuit…) sont souvent ratées. Peut-être n’a-t-il pas assez confiance pour me relancer et que, d’être partie rapidement de chez lui a accentué ce manque d’estime de lui ? J’ai sans doute été maladroite, en réalité. La faute aux cocktails. Et si j’osais essayer de nouveau quelque chose, autour d’un café, en toute simplicité ?
Le soir, alors que tout le monde est reparti chez soi, je me retrouve seule à la maison. J’écris au brun. Je décide d’y aller franco : je lui propose que nous nous revoyons le lendemain dans mon quartier afin de « discuter ». J’ai l’espoir secret que peut-être quelque chose va enfin se déclencher entre nous, qu’il se sentira davantage en confiance, maintenant que nous avons brisé la glace (c’est le moins que l’on puisse dire...). Je sens que nous accrochons bien, malgré tout. Finalement, en y repensant, notre timidité est assez touchante, et signifie sans doute que nous nous plaisons plus que nous ne le pensons. Je reçois rapidement une réponse de sa part :
« Ma chère Coralie, c’est avec grand plaisir que j’accepte ton invitation. Je suis déjà impatient de te retrouver. A demain. »
J’ai les yeux qui pétillent et je saute de joie en lisant ces mots, prometteurs et touchants. J’ai la sensation d’un bon présage, et je me couche avec l’idée joyeuse que, dès demain, une belle histoire d’amour sera sur le point de commencer.
C’est dimanche et il fait beau. Je décide de porter une jolie petite robe printanière, mignonne et légère. La veille, j’avais confirmé avec le grand brun du lieu et de l’heure de notre rendez-vous. Il m’avait réitéré son impatience de me voir.
Le moment de nous retrouver approche et je suis anxieuse. Je ne suis décidément pas douée pour deux choses dans la vie : supporter l’alcool, et appréhender des rendez-vous galants avec sérénité. J’arrive, au comble du stress, à la station de métro. J’ai les mains moites. A quel moment deux individus ne ressentent-ils plus d’embarras vis-à-vis de l’autre ? A partir de quand vont-ils à des rendez-vous sans appréhension ? Ce n’est pas comme si lui et moi ne nous connaissions pas : cela fait presque une année que nous jouons du théâtre ensemble. Nous ne sommes pas deux étrangers. Je me demande si le grand brun sera dans le même état que moi, et si cette gêne qui nous poursuit comme une malédiction va être encore de la partie pendant ce rencard. Il arrive dans mon dos et nous nous faisons cordialement la bise, timides mais pas coincés. Je lui propose de nous balader le long du Regent’s canal.
Tout au long de notre promenade, nous parlons de tout, de rien. Je le sens d’humeur à flirter, gentiment, à sa manière, avec une certaine candeur que je trouve craquante. Nous ne voyons pas passer l’après-midi. La gêne de cette nuit maladroite semble s’être dissipée, même si elle est, ne nous leurrons pas, toujours présente dans son esprit comme dans le mien.
Les abords du canal sont superbes aujourd’hui. L’eau a des teintes vertes et grises. Des éclats de soleil pétillent à sa surface et viennent éclabousser les vitres des péniches habitées tout au long de notre chemin. Sur le pont de chacune d’elles, leurs locataires se sont constitué de jolies terrasses, comme de vrais petits écrins de verdure : géraniums, rosiers, jasmin, jolies pâquerettes viennent apporter des touches vives à ce tableau impressionniste. Le Regent’s canal est un de mes endroits préférés. Une parenthèse enchantée dans cette capitale tentaculaire que représente Londres. Je passe un délicieux moment en une compagnie vraiment charmante, contemplant tout autour de moi cette nature sauvage qui a su se faire une place entre le bitume et les buildings.
Notre rendez-vous s’achève. Nous avons passé des heures à discuter avec une facilité et une fluidité très agréables, signe que nous nous entendons vraiment bien. Il n’a tenté aucune approche physique, et moi non plus d’ailleurs. Sans doute attend-il de me laisser au métro pour m’embrasser. C’est ce que j’attends et espère secrètement. Pleine d’espoir, je le raccompagne jusqu’à l’entrée du « tube », le nœud au ventre. Là, debout face à lui, j’ose enfin me lancer :
« J’ai passé un moment incroyable avec toi cet après-midi… Et j’aimerais qu’on aille plus loin tous les deux... Est-ce que tu veux bien me revoir ? »
Le grand brun ouvre en grand ses jolis yeux bleus, que je sens pleins de malice. Il sourit instinctivement en entendant mes paroles. Sa dent de travers lui donne un charme fou, en fait. Je viens de le réaliser. Il rougit. Le moment du baiser approche, je le sens. Je raye de ma tête cette nuit décevante avec lui, je veux tout recommencer, même notre premier baiser. C’est alors qu’il me sort :
« Coralie, tu es une fille vraiment… wahou, quoi ! Tu es une fille géniale... »
Je souris jusqu’aux oreilles et me sens rougir à mon tour. Il enchaîne, d’un trait abrupt :
« ... mais je ne suis pas intéressé. »
Mon visage se décompose en un quart de secondes. Je crois d’abord à une blague maladroite – ça ne m’étonne pas – de sa part :
« Tu plaisantes ?
- Ah non, du tout, je suis désolé si tu t’étais fait le moindre espoir me concernant. »
J’en perds mes mots et parviens à articuler difficilement :
« Mais… mais… pourquoi avoir accepté ce rendez-vous avec tant d’enthousiasme, alors ? Tu sentais très bien où je voulais en venir, non ?
- Oui. C’est pour cela que j’ai accepté de venir. Et que maintenant, je te dis franchement que je ne suis pas intéressé pour aller plus loin. »
Je n’ai même pas le temps ni la lucidité de me vexer. Je ne comprends strictement rien à sa logique.
« Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Est-ce que c’est moi le problème ? »
Il me coupe :
« Pas du tout, tu n’y es pour rien. C’est juste que… je n’ai pas envie, voilà tout. Allez, je te laisse, bonne soirée ! »
Il tourne les talons et, sans même se retourner, s’enfonce dans la bouche de métro.
Qu’est-ce que c’est que ce coup de théâtre ?
Sur le trottoir, la foule se bouscule. Je reste statique, figée par l’incompréhension, tandis que des gens me frôlent de part et d’autre comme s’ils parcouraient des couloirs invisibles. Je reprends mes esprits petit à petit. Quel est donc ce mauvais vaudeville dans lequel on m’a attribué le rôle de la fille trompée par ses illusions ?