Episode 4 : l'autre pote du théâtre
J’arrive rapidement à l’arrêt de bus. Je descends et tombe nez à nez avec le grand brun qui m’attendait. En me voyant, il éclate de rire. Un rire teinté de gêne, qui veut dire « merde, elle a osé, elle est là, qu’est-ce que je suis supposé faire maintenant ? ». Ses yeux expriment la panique. J’ai envie de répondre à cette question que je n’entends pas : « et bien embrasse-moi, idiot ! Fais quelque chose, ne reste pas planté là, bon sang ! ». Mais rien ne se passe. Nous restons là à nous regarder en gloussant bêtement. Sans parler, il me fait signe d’un coup de tête de la direction à prendre pour aller chez lui. Nous nous mettons en marche à travers le quartier de Notting Hill.
Chez lui, tout est grand, tout est vide. Il vient à peine d’emménager. Quelques cartons traînent dans le salon. L’appartement est lumineux et spacieux. Nous nous asseyons sur le canapé, un canapé noir en cuir qui grince et couine horriblement dès qu’on bouge de quelques centimètres. Nous parvenons enfin à communiquer de nouveau à peu près normalement et à articuler des sons intelligibles, nous qui, jusqu’à présent, étions pétrifiés à l’idée de parler depuis la sortie du bus.
Nous parlons maintenant depuis deux heures sur le canapé qui couine et honnêtement je m’ennuie. Je sens bien que nous discutons de tout et de rien pour meubler le vide. Nous savons pertinemment que nous sommes en train de retarder le moment où nous nous rapprocherons physiquement. Je commence à avoir soif et le grand brun ne me propose rien à boire. Je pars dans la cuisine à la recherche d’un verre puis reviens m’asseoir sur le canapé. Nous nous remettons à parler tout en baillant stupidement aux corneilles. Ça en devient ridicule. Je sens qu’il faut que je prenne les devants, mais la gêne du garçon me paralyse toute entière. Pourtant, je finis par rassembler mes petites forces et ose enfin m’approcher de quelques centimètres de son visage pour lui donner un baiser. Enfin ! On y est ! Il nous aura fallu des mois de regards en coin durant nos cours de théâtre, un beau gosse blond pour jouer les entremetteurs intéressés, une soirée alcoolisée dans Soho qui n’en finissait pas et deux heures de conversation stérile pour en arriver à un misérable petit bisou sur un canapé qui colle sous les cuisses !
Fébrile jusqu’au bout des cheveux, le grand brun me prend dans ses bras et me ramène jusqu’à sa chambre. Durant ce court instant où il me porte, je sens que la tête me tourne et que les trois cocktails ingurgités quelques heures plus tôt jouent à la bagarre dans mon estomac. Sa chambre est grande et claire. Des cartons encore pleins jonchent le sol. Nous nous allongeons sur le lit. Les draps sont blancs et frais. A ce moment précis, la confusion qui nous animait depuis le début de la soirée s’amplifie et vire au grotesque. Nos mains sont hésitantes, nos gestes brouillons. L’alcool me donne des vertiges et je commence à me sentir nauséeuse. La gêne ne s’est pas dissipée sous la couette, bien au contraire, elle semble s’être décuplée dès lors que nous avons vu, senti et touché le corps nu de l’autre. Je ne suis pas à l’aise. Le désir semble pourtant bel et bien là, c’est dommage, car il n’est pas forcé, mais la chorégraphie n’est pas naturelle. Les corps dansent avec maladresse, altérés par la nervosité et le manque d’expérience. Les caresses et les baisers ont des airs adolescents, précipités et gauches. C’est un fouillis de draps et de peaux. L’alchimie des corps n’est, de toute évidence, pas au rendez-vous. Après quelques minutes d’acrobaties ridicules, nous finissons par nous endormir lourdement sans nous toucher, accablés à la fois par la déception et la vaine adrénaline.
Le lendemain matin, les yeux à peine entrouverts dans le lit du grand brun, je suis prise d’une terrible envie de vomir. Mon crâne est douloureux et me donne l’impression qu’il va exploser à tout moment. Lui dort encore. Je veux rentrer chez moi le plus vite possible pour décuver dans mon lit en toute tranquillité et sans pudeur. Je m’extirpe lentement et sans bruits de ses draps, mais, à ma grande surprise, le brun se réveille, instinctivement. En me voyant me rhabiller, il se montre un peu câlin, m’entoure la taille de ses grands bras, alors que je suis assise sur le rebord du lit. J’ai l’impression d’être en compagnie d’un gros chat qui veut des papouilles, mais je ne suis plus du tout d’humeur romantique. Je me libère doucement de son étreinte et me lève péniblement du lit. La sensation de nausée se décuple maintenant que je suis sur mes deux pieds. J’essaie de cacher tant bien que mal mes vertiges, pour ne pas en rajouter à cette scène d’amour déjà bien médiocre.
Je parviens à atteindre le palier de la porte non sans une certaine difficulté. Le grand brun me raccompagne pour me dire au revoir. Pendant que j’enfile mes chaussures, il me regarde sans un mot avec une moue d’enfant déçu. Je sens bien qu’il aimerait que je reste un peu ce matin, mais monsieur Gin-Tonic et ses copains me font bien comprendre du fin fond de mon estomac que le temps presse et que je dois vite partir. Je lis dans ses yeux un mélange de déception et de gêne. Je l’embrasse doucement, le rassure. Si je pars aussi tôt, ce n’est pas à cause de lui, mais parce que j’ai beaucoup de choses à faire (un dimanche, mais bien sûr ! Mon seul projet étant de me recoucher sitôt rentrée...). Pendant que je lui parle tout près du visage, je sens que je vacille. C’est comme si j’avais le mal de mer. Terrible sensation de tanguer sur la terre ferme. Je ne tiens décidément pas du tout l’alcool. J’ai l’impression d’empester la vodka et le tabac. Pourquoi m’acharner à boire plus de deux verres alors ? J’ai parfaitement conscience des conséquences. J’ai l’impression que chaque mot prononcé ou chaque baiser donné sur ce palier de porte ne fait que brasser de plus bel le douteux mélange dans mon estomac. Il ferme enfin sa porte, à moitié convaincu par mes mots doux. Je descends les escaliers quatre à quatre. Je sens que je vais m’évanouir. J’ai besoin d’air frais, vite !
Dans la rue, la lumière du petit jour me pique les yeux. Notting Hill est un quartier adorable, les maisons y sont belles et claires. Il se dégage une ambiance douce en ce dimanche matin, mais je ne suis pas en état d’apprécier la tranquillité de ce petit bout de ville plein de charmes. Les rues sont désertes. Je ne suis pas en mesure de marcher trois mètres pour espérer trouver un métro quelque part. Mon foie me fait horriblement souffrir. Petite nature que je suis, je le sais bien ! Chance complètement inespérée, je vois passer un taxi juste devant moi : je le hèle et monte à bord. Sitôt partie, je demande au chauffeur de ralentir : je suis à deux doigts de vomir sur ses sièges. J’ouvre en grand la fenêtre et respire un bol d’air frais bien pollué sauce Londres. Il voit à ma mine, pâle et défaite, et à mes cheveux en bataille que je n’ai pas l’air tout à fait dans mon état normal. Il me demande, en riant, si je sors de boite de nuit.
S’il savait à quel point la perspective d’avoir passé la nuit à danser m’aurait bien plus plu que celle de partager une nuit catastrophique avec un partenaire de théâtre…