Episode 4 : l'autre pote du théâtre
La soirée passe. Nous avons bu en tout trois cocktails, plutôt chargés. Je raccompagne le brun à son arrêt de bus. Sur la route qui nous y mène, nous croisons la fine faune de Soho, dans toute son extravagance. Nous slalomons entre des hommes saouls et des jeunes filles en robes très courtes qui marchent pieds nus dans les rues salies par la débauche, leurs chaussures à talons à la main. Nous sortons de ce gigantesque labyrinthe urbain et débouchons sur une grande avenue, non loin d’Oxford Street. Avec le grand brun, nous ne parlons presque plus. Nous sentons, lui et moi et de façon simultanée, que quelque chose va se passer. Quelque chose de gênant, vraisemblablement. On ne va pas se mentir : de l’extérieur, nous avons l’air niais et débutant. Je ne peux pas dire s’il me plaît, finalement. Je ne le trouve pas laid, loin de là, je lui trouve même un certain charme. De jolis yeux bleus, une certaine élégance. Mais sa gaucherie me rebute. Moi qui ne suis pas sûre de moi pour un sou, retrouver cette même maladresse chez l’autre m’exaspère. Je ne me sens pas mise en confiance. A ses côtés, j’ai l’impression que ma bêtise et mon inexpérience sont doublées au carré. Si nous allions plus loin, je sais déjà que nos bouches et nos mains seraient maladroites et hésitantes. Déjà qu’un sourire, un regard échangé le met dans tous ses états et que, de mon côté, je rougis comme une adolescente dès lors qu’on m’aborde...
Nous attendons maintenant le bus depuis quelques minutes. Le grand brun, assis sur un banc, ne dit plus un mot, regarde ses chaussures. Dans ma tête, tout passe à cent à l’heure : comment allons-nous nous quitter ? Tenterai-je un baiser, malgré ma gêne ? Un « hug » à l’anglaise est sans doute moins risqué, mais aussi moins clair comme message. Ce moment des au revoir, comme je le redoute, comme je le déteste ! On ne sait jamais comment se comporter, ni ce qui se trame dans la tête de l’autre. Je vois arriver son bus au loin et je panique : c’est la course aux questions et je n’ai absolument aucune réponse. Le brun ne dit toujours rien, ne semble prendre aucune initiative. On va se laisser comme ça, alors ? J’en viens à me dire que c’est un peu dommage, quand même. Après tout, nous avons l’air de bien nous plaire, dans le fond. C’est bête de passer à côté d’une belle histoire. Nous avons presque le même âge, nous aimons Londres et le théâtre. Merde, voilà que je suis en train de me faire des films.
Je suis interrompue dans ma rêverie par le bus qui s’arrête devant nous. Les portes s’ouvrent avec fracas. Il est temps de nous dire au revoir. La tension est à son comble, le grand brun se lève du banc de l’arrêt de bus et se retourne vers moi, un grand sourire aux lèvres. Nous ne disons rien. Nous nous contentons de nous regarder avec une certaine distance physique ; de son côté, avec un air énigmatique, du mien, avec un air perplexe. Sans lâcher ses yeux des miens, et toujours sans dire un mot, il monte ensuite à reculons dans le bus. Je reste de marbre, ne comprends rien à ce qu’il fait. De le voir marcher ainsi dos à la porte du bus, comme ça, sans détacher son regard du mien, me fait sourire. Je trouve la scène à la fois drôle et ridicule. Qu’est-ce que c’est que cette parade de séduction ? C’est, très clairement, une invitation – silencieuse, c’est là tout l’absurde – à ce que je le suive. Mais bête comme je suis, et en l’absence de confirmation verbale, je doute : ne suis-je pas en train de me tromper ? Devant cette scène qui m’échappe, je brise enfin le silence :
« Qu’est-ce que je dois faire ? Monter dans le bus avec toi ? Il faut que tu me dises là, car je ne comprends pas ce que tu attends de moi. »
Le grand brun est à bord du bus, au ras des portes, qui se ferment presque sur son nez. De l’autre côté des vitres désormais fermées, il continue à me fixer d’un air un peu idiot. Je ne sais pas pourquoi mais à ce moment précis, j’ai l’image d’un chien au regard vide et abattu que l’on aurait enfermé dans une voiture sous la pluie et qui fixe l’entrée du supermarché en attendant le retour de son maître. Le bus repart dans un lourd râlement mécanique et je n’ai pas ma réponse. Pas même un hochement de tête, un clin d’œil, un « allez, viens ! » simple et efficace qui m’aurait confirmé clairement qu’il attendait que je le suive. La communication non-verbale, ce n’est pas une mince affaire. Et puis là, le corps ne parlait même pas : planté comme un piquet dans son bus, sans même cligner des yeux, le brun ne m’a laissé aucun indice formel pour m’encourager à franchir l’étape suivante. J’ai dû rater un épisode durant la soirée. J’ai besoin de sentir que je plais sans hésiter, qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute sur le fait que nous avons du désir l’un pour l’autre, sans quoi je n’ai pas assez d’assurance pour entreprendre des choses plus concrètes.
Les yeux bleus me suivent toujours au loin, finissant par s’évanouir au large de l’horizon de béton, tout au bout de Regent Street. C’est complètement lunaire ce qu’il se passe ! Je me retrouve comme une idiote sur le pavé, l’air ahuri, décontenancée. Je dégaine mon téléphone de ma poche pour lui écrire : je veux en finir avec cette histoire ridicule et en avoir le cœur net.
« Qu’est-ce que tu attends de moi, concrètement ? Que dois-je faire ? »
Je n’attends pas longtemps avant de recevoir une réponse. Il m’envoie son adresse. Sans un mot de plus. Je reste dubitative quant à l’idée de poursuivre cette aventure bien mal partie. Pourtant, la curiosité me pousse malgré tout à monter dans le prochain bus, même si j’hésite, jusqu’à la dernière seconde.
Une fois à bord, je me mets à paniquer. Ai-je bien fait de monter ? En m’imaginant ce qui m’attend au bout de mon trajet, l’appréhension monte encore d’un cran. Mon corps tout entier est piqué par l’anxiété. Tandis que le bus file à toute allure sur la Regent Street, j’entends au loin s’éloigner la rumeur enivrée du quartier de Soho.