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Episode 4 : l'autre pote du théâtre

Un soir, quelques semaines avant notre représentation, je ne sais plus comment je suis amenée à me retrouver seule avec le grand brun à boire un verre. Jusque là, rien d’exceptionnel : il nous arrive régulièrement, entre copains du théâtre, de sortir au pub entre nous, à deux, trois, quatre ou plus. Le théâtre crée forcément des liens et nous rapproche. Nous avons, de plus, tous autour de la trentaine, adorons Londres, et partageons pas mal de choses en commun.

Je déambule dans les rues de Soho, à la recherche du bar où nous nous sommes donnés rendez-vous. J’adore ce quartier, que je trouve complètement déjanté : avant que la nuit ne tombe, l’ambiance est encore à peu près sage, bien qu’on sente déjà une excitation sous-jacente. Des dizaines de petits pubs anglais, bars à cocktails, boites de nuits excentriques et restaurants exotiques animent les ruelles qui, lorsque l’obscurité les habille, se parent de lumières colorées et tape à l’œil dans le but d’attirer la clientèle déjà bien abîmée par les excès des nuits londoniennes. J’adore cette capitale. Tout y est fou, déraisonné, extravagant, et en même temps, un grand sentiment de sécurité m’habite à chaque fois que je sors.

 

J’arrive enfin au lieu du rendez-vous. J’entre. L’endroit est cosy, comme beaucoup de bars à Londres. Le brun à la dent de travers est déjà là. Nous nous faisons la bise non sans une certaine gêne et, comme à mon habitude, et parce que je sens déjà un malaise palpable flotter dans l’air, je me mets à parler tout de suite, de tout, mais surtout de rien. Un mot d’ordre : ne pas laisser de blancs dans la conversation ! Jeter un œil à la carte et la commenter est une occasion idéale pour monopoliser la parole. Je remarque que le bar propose essentiellement des cocktails. Ça tombe bien, j’adore ça. Avec le brun, nous commandons le même pour notre première tournée. A la première gorgée, je me détends un peu et parviens enfin à le regarder dans les yeux sans rougir comme une tomate. En fait, je suis mal à l’aise qu’il soit mal à l’aise. C’est une situation par conséquent plutôt compliquée. Je ressens toujours les émotions des autres en premier avant de penser aux miennes. Je crois qu’on appelle cela de l’empathie. Du moins, ça y ressemble. Pendant qu’il s’éclipse aux toilettes, je regarde tout autour de moi. En fond sonore, parmi le brouhaha des gens qui parlent fort, les enceintes crachent « Say my name » de Florence and the Machine. Ce bar, les cocktails, l’ambiance tamisée, la musique, on ne se croirait pas un petit peu à un rencard, là ? Est-ce que le grand brun s’imagine que je suis en train d’essayer de le séduire ce soir ? Merde. Ça pue le quiproquo, tout ça. D’où son embarras immédiat dès lors que nous nous sommes fait la bise. Surtout ne pas y penser, se persuader qu’il s’agit d’un verre entre potes, rien de plus. Et puis, je repense aux propos du beau gosse blond, le soir où il m’a embrassée en bas de chez moi, quand il m’a révélé que je ne plaisais, contre toute attente, pas du tout au brun, c’était bien là la preuve qu’il ne s’agit que d’un simple sentiment d’amitié qui nous anime tous les deux, n’est-ce pas ? Ma meilleure amie n’est pas avec moi, mais j’entends sa voix dans ma tête :

« Purée Coco, t’es conne ou quoi ? Le blond t’a raconté n’importe quoi pour t’avoir dans son lit enfin, réveille-toi ! Il a éliminé la concurrence en te faisant croire que le brun ne s’intéressait pas à toi. Ou alors, ce grand couillon de brun est tellement timide qu’il a paniqué devant le blond quand il lui a parlé de toi, et lui a sorti n’importe quoi comme excuse. Aucun de ces deux mecs n’est fiable ! »

Le grand brun revient des toilettes. Je souris, confuse. J’ai l’impression d’avoir parlé seule à voix haute. Je m’absente à mon tour et pars fumer une cigarette sur le trottoir. D’ordinaire, je ne fume pas seule comme ça, sans être davantage éméchée ou dans l’ambiance, mais j’ai besoin de quelque chose pour me détendre, au-delà d’un verre d’alcool noyé dans du jus d’orange. Je perçois au fond de mon ventre cette même sensation que le soir où le blond m’a raccompagnée chez moi et où un immense malaise s’était tapé l’incruste entre nous deux. Même chose là avec le brun, qui, je le vois bien, essaie d’avoir de la discussion, mais n’y parvient pas franchement. Ce n’est pas qu’il n’est pas intéressant – son travail, sa vie, ses loisirs sont plaisants à entendre – mais je sens que, dès lors qu’il croise mon regard, il perd tous ses moyens, s’interrompt dans son histoire, bafouille, se montre confus. Très vite ses histoires se décousent, n’ont soudainement plus de logique, ni de chute. C’est gênant. Parfois, quand il parle, j’ai envie de rire. Mais lui éclater de rire au nez serait vraiment méprisant, je pense. C’est dur de se retenir...

 

La nuit tombe sur Londres, Soho s’illumine et s’ensauvage. Un peu vacillante après mes quelques bouffées de tabac et le cocktail qui court dans mes veines, je rentre m’asseoir de nouveau en face du brun. C’est une soirée on ne peut plus embarrassante, et je ne vois pas bien où nous voulons en venir lui et moi. Je suis tellement gauche et niaise avec les hommes, il suffirait que je me montre plus claire dans mes attitudes, plus ferme dans mes propos. Que je lui sorte, par exemple, en me penchant au-dessus de la table, le regard fixe et sûr : « bon, dis-moi, on ne va pas tourner autour du pot plus longtemps. Je sens bien qu’il y a quelque chose de bizarre entre nous, non ? ». Mais j’en suis parfaitement incapable, rattrapée par ma triple peur : celle de l’incertitude, celle de l’échec et celle du ridicule. Une bien belle brochette qui bloque toute tentative d’approche du mâle. Alors que je me fais le film de la femme fatale que je ne suis pas dans la tête, le brun interpelle le serveur et me demande si je désire boire autre chose. De toute évidence, nous avons, lui et moi, besoin de nous détendre bien davantage. Nous recommandons un cocktail.

Cœur bavard - série littéraire

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