Episode 3 : le barbu du Koko
Arrivés chez moi, je ne tarde pas à aller me coucher. Je n’ai pas envie de parler davantage, je suis gênée à l’idée que, quoique je fasse, quoique je dise, le barbu ne s’emballe de plus belle à mon égard. Je prends ma douche et enfile un pyjama des plus ordinaires. L’ambiance entre nous est totalement désexualisée, au moins il n’y pas d’ambiguïtés là-dessus, pas de tentative d’approche maladroite ni de sous-entendu hasardeux et foireux. Le néant total de la séduction, le vide intergalactique du sexe.
Nous nous retrouvons sur le lit. Je prends un livre et me mets à bouquiner pendant qu’il fait du téléphone. A un moment, je le sens se tortiller. Je tourne la tête et lui demande ce qui ne va pas. Il me rétorque qu’il a trop mangé au restaurant, qu’il digère mal la pizza, et se sent inconfortable. Vient alors ce moment magique, complètement décroché de la réalité. Sa voix éclate dans l’air, superbement grotesque. Il me demande, le plus sérieusement du monde :
« Je me sens vraiment pas à l’aise. Tu peux me dire où on peut péter, chez toi ? Dans la chambre j’imagine que c’est compliqué ? »
Je me fige littéralement. J’ouvre grand et la bouche et les yeux, abasourdie par ce que je viens d’entendre.
« Tu plaisantes j’espère ?
- Ah non du tout, j’ai vraiment envie de larguer une caisse, je suis à deux doigts là.
- Il faut vraiment que je réponde ? Tu ne te dis pas que pour ce genre de choses on ne dit rien et on va aux toilettes, tout simplement ?! Sors du lit immédiatement, va faire ça ailleurs, par pitié ! »
Ni une, ni deux, le barbu sort du lit en quatrième vitesse, se dirige sur mon balcon et anime d’un pet immensément bruyant tout le voisinage. Puis il revient, visiblement soulagé et tout content, se coucher dans mes draps. Je pousse un cri de dégoût teinté de condescendance qui risque de le vexer, mais je m’en fous :
« C’est vraiment la pire chose que j’ai pu vivre avec un mec que je connais à peine. Je ne suis pas si je dois rire ou être consternée. »
Mais le mec n’en est pas vexé pour autant. Il change de sujet et me sort :
« Au fait, je vais aller dormir sur le canapé. Je ne suis pas à l’aise lorsqu’il faut dormir avec quelqu’un. Tu n’y vois pas d’inconvénients ? »
J’hallucine de nouveau. C’est un peu particulier de demander à la fille de passer la nuit avec elle mais pas dans le même lit, non ? Et puis l’enchaînement « je pète dehors » puis « je pars pioncer sur le canap’ », honnêtement, et même si j’aime l’originalité, me laisse sans voix. Je lui réponds d’un grand « oui, fais comme chez toi » soulagé. Au moins, je dormirai tranquillement. Il s’installe dans mon salon pendant que je continue à bouquiner tout en luttant contre le sommeil. Je laisse ma porte de chambre entrouverte avant d’éteindre la lumière. Dans le fond, j’aimerais pouvoir effacer tout ce que je viens de vivre avec lui et espère bêtement qu’il n’ait un déclic dans la nuit et ne se transforme en une bête d’amour et de sensualité pour venir me surprendre dans mon sommeil. Mais ne suis-je pas seulement en train de rêver et de fantasmer sur mon roman, livre en main, assommée de fatigue dans mon demi-sommeil ?
J’y crois jusqu’au bout, pourtant. Même le lendemain matin, vers neuf heures, et alors qu’il n’avait pas fait une seule tentative dans la nuit, quand je l’entends enfin se lever. Je me dis que, tout de même, il va bien faire l’effort d’un petit câlin du matin. Je m’assois dans mon lit, à l’affût du moindre bruit dans mon appartement. J’entends des pas sur le plancher se rapprocher de ma chambre… puis continuer leur route jusqu’à ma salle de bains. De là, je perçois le bruit de la chasse à eau se tirer… puis de nouveau les pas mais cette fois-ci, en sens inverse, jusqu’au salon… Je ne fais aucun bruit, ne veux surtout pas donner l’indice que je suis réveillée. Encore dans les vapes du sommeil, je finis par m’assoupir encore quelques minutes.
En me réveillant, une petite heure après, je n’entends plus aucun bruit chez moi. Je me lève d’un bond et vais au salon. Le barbu a disparu !! Je n’en crois pas mes yeux.
Je cherche en vain un mot laissé quelque part sur une table, rien. Dans la cuisine non plus. Son sac a disparu. Je n’en reviens pas, et ne peux croire qu’il a pris la poudre d’escampette. Naïve, j’en viens à me dire qu’il est parti chercher les croissants et va revenir. Ce n’est pas possible autrement.
Les minutes passent. Je me recouche dans mon lit, au comble de la perplexité. De toute évidence, le barbu n’est pas parti acheter les croissants, ou alors, il cherche encore la boulangerie !
Je ne comprends pas cette réaction exagérée, radicale, et alors qu’il me déclarait sa flamme la veille même à l’arrêt de bus. Je repense à tout ce que nous nous sommes dits, à ce que j’ai bien pu lui faire remarquer et qui l’aurait vexé, voire blessé, au point de s’enfuir lâchement de chez moi.
Je prends mon téléphone et lui envoie un message sur Whatsapp, mais je constate qu’il n’y a qu’une seule coche grise – au lieu de deux – à mon message, signe qu’il ne l’a pas reçu. Puis, je me rappelle qu’il m’avait dit, l’autre jour, qu’il n’avait pas de data sur son téléphone et ne pouvait par conséquent pas voir ses messages Whatsapp en dehors de chez lui. Un vrai boulet, ce mec. Et moi, conne comme tout, qui lui laisse une seconde chance, l’amène au théâtre, l’accueille chez moi pour la nuit ! Je me maudis.
Une heure après, il finit bien par me répondre, se confondant en excuses, m’expliquant qu’il n’avait pas osé me réveiller, et qu’il n’avait plus sommeil et « s’emmerdait » chez moi, sans réseau sur son téléphone, et donc qu’il avait jugé bon de partir ainsi, sans laisser de mot car il ne « trouvait pas de quoi écrire », et qu’il comptait me contacter plus tard par messages, mais qu’il ne savait pas comment expliquer la situation, ni comment tourner ses phrases. S’ensuit une belle engueulade entre nous et je lui dis enfin tout ce que j’ai sur le cœur à son sujet. Je termine en lui disant que je ne veux plus le revoir et que ce deuxième rendez-vous était de trop. Il me réitère ses excuses, s’aplatit plus bas que terre, joue le pauvre garçon qui ne savait pas comment se comporter avec une fille chez elle. Je perds définitivement patience et l’envoie bouler comme jamais. Je reçois quelques minutes à peine après une série de messages de son meilleur ami de Dublin, le roux à lunettes, rencontré le soir du réveillon au Koko, et qui est déjà dans la confidence que je viens de larguer son copain. Il tente maladroitement et tant bien que mal de me faire changer d’avis, essaie de me convaincre que c’est juste un pauvre gars qui ne sait pas comment agir avec moi, messages qui ont le don de m’agacer et me font redoubler de colère vis-à-vis des deux compères. J’envoie bouler le rouquin dublinois aussi et lui somme de me foutre la paix. Sérieusement, ils sortent d’où, ces deux gus qui forment un duo improbable ?!