top of page

Episode 3 : le barbu du Koko

Le lendemain matin, je m’échappe de chez lui au saut du lit et me dirige vers le métro. Un long trajet m’attend jusqu’à chez moi. Le-barbu-tue-l’amour me ramène jusqu’à la station. Je ressens un immense soulagement et en même temps une énorme gêne au moment de nous dire au revoir. De toute évidence, ce rencard est raté sur toute la ligne. Au fond de moi, je ne sais pas pourquoi, mais je ne lui en veux pas. Je sens en lui un grand manque de confiance, une maladresse non pas touchante, mais excusable. Ce garçon ne respire pas la méchanceté, bien au contraire. Je sens que c’est un mec sympa, dans le fond, juste nul avec les femmes, clairement. Après tout, il m’avait bien prévenu par messages avant notre premier rendez-vous.

 

Je m’engouffre dans la rame vide. Je suis à l’autre bout de la ville, et la perspective de retrouver mon lit en rentrant me met du baume au cœur. A peine le métro parti, je reçois un message :

« Comme tu l’as remarqué, je ne suis vraiment pas doué pour rencarder des femmes, mais je tenais à te dire que j’ai énormément aimé ce rendez-vous. Je te trouve très agréable, j’ai sincèrement apprécié de passer du temps avec toi. J’aimerais beaucoup te revoir, si tu m’en laisses la chance, encore une fois. »

J’ouvre des yeux énormes en lisant ces lignes. Je souris bêtement en laissant échapper un rire nasal teinté de perplexité et d'une incompréhension globale de la situation et de son anti-héros. En réalité, j’hallucine complètement face à cet aveu, et je ne sais qu’en penser.

Quelques heures plus tard, j’écris à ma meilleure amie pour lui raconter à quel point ce rencard était décevant. Je lui confie que le barbu souhaite malgré tout me revoir et qu’il semble enchanté de cette rencontre. Je ne comprends pas comment on peut se planter à tel point sur toute la ligne ; comment, à quel moment, on peut penser avoir donné envie à l’autre de se revoir, après autant de déconvenues et de goujaterie ? Mon amie, à l’autre bout du fil, me convainc encore une fois de lui laisser sa chance :

« C’est pas un mec qui ira courir après les nanas, tu le vois bien ! Il vaut mieux un mec honnête et maladroit qu’un menteur et un coureur de jupons. Tu devrais le revoir au moins une dernière fois pour te faire un avis définitif sur lui. Tu ne peux pas le juger en une seule fois. »

 

Et voilà que, quelques jours après ce déboire seulement, je me retrouve assise dans le public d’une salle de spectacle où j’ai décidé d’amener le barbu. Cette fois-ci, c’est moi qui « lead » le rencard : pas question de se retrouver à l’autre bout de Londres dans un pub minable avec le foot en fond sonore. Grande fan de spectacle vivant, je lui ai proposé de m’accompagner à cette soirée de théâtre d’improvisation où je rejoins un couple d’amis français. Il m’avoue ne jamais avoir vu un spectacle de la sorte et ne pas être un grand adepte des sorties nocturnes, qu’il est d’ailleurs plutôt sceptique quant il s’agit de théâtre et que, lui, « l’art », tout ça, ce n’est clairement pas son « truc ». Je soupire. Ce mec est chiant comme la pluie. J’ai beau faire tous les efforts du monde pour essayer de l’apprécier, je pense qu’il serait mieux d’en rester là avec lui, définitivement. Heureusement, je peux toujours discuter avec mon couple d’amis assis à côté de moi pour passer une bonne soirée.

 

La soirée file à toute allure. Après le spectacle, durant lequel nous avons beaucoup ri (le barbu inclus, contre toute attente !), nous décidons tous les quatre d’aller manger une pizza dans un restaurant du coin. Mon rencard s’éclipse un moment aux toilettes. Mon ami me demande s’il s’agit de mon « mec officiel » ou d’un « date » :

« Ah non je te rassure, ce n’est qu’un rencard, et je compte en rester là avec lui, je ne suis décidément pas emballée. »

Pourtant, au cours du dîner, le barbu me surprend en se montrant plutôt bavard et agréable, et même assez drôle. Il a de la répartie, toujours quelque chose à répondre, et pas mal de sujets de conversation en réserve. Je lui redécouvre ce même visage que j’ai connu au premier abord lors de notre soirée au Koko. Je ris même de ses remarques à plusieurs reprises. Il a de l’humour, et ce joli sourire que je trouvais vraiment charmeur réapparaît enfin.

 

Après le dîner, le barbu me raccompagne à mon arrêt de bus. Il ne dit plus rien. C’est à croire qu’il a perdu sa langue, lui qui était pourtant si bavard au restaurant. Il a l’air de penser à quelque chose. Je crains le pire, et mon sentiment se confirme lorsqu’il me sort, tout droit planté devant moi comme un piquet :

« J’ai passé une soirée incroyable. J’ai tout adoré. Le spectacle de théâtre, le restau, tes amis, ta présence. »

Il marque un temps d’arrêt et plonge son regard dans le mien. Je regarde tout autour de moi, paniquée, car je sens dans l’air venir un truc énorme. Purée, il ne va quand même pas me lâcher qu’il est tombé amoureux, j’espère ? Je le sens venir gros comme un trente-six tonnes, le truc. Mais que fout le bus ? J’aimerais qu’il arrive, là, maintenant, tout de suite, qu’il soit l’excuse parfaite pour interrompre cet élan amoureux qui me fonce droit dessus. Le barbu me prend dans ses bras, m’embrasse avec ardeur, fébrile et passionné :

« Je t’avoue que je n’ai pas ressenti ça depuis des lustres. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je sens comme une flamme puissante s’allumer en moi quand je pense à toi. »

Oh putain, s’il me sort un « je t’aime », que vais-je répondre ? Ça n’est clairement pas réciproque, et promet d’être horriblement gênant comme moment. Mais que fout le bus ?!

Je décroche mon regard du sien et cherche du secours, une excuse, un truc, une mouche qui vole, un vieillard qui a besoin de traverser la route, n’importe quoi tout autour de moi pour changer de conversation et me dégager de ses bras, mais rien ne se passe d’assez remarquable pour que je puisse couper le barbu dans sa déclaration. Et puis, finalement, au loin, au bout d’interminables secondes qui paraissent une éternité, je vois enfin arriver le bus.

« J’ai envie de passer la nuit avec toi », me sort-il au moment où le chauffeur ouvre ses portes.

Oh, merde, je ne l’avais pas vu venir celle-là. Est-ce que j’ai rangé l’appart, au moins ?

Prise au dépourvu, pressée par le chauffeur qui attend que je monte, je ne sais pas quoi répondre d’autre que « oui bien sûr, viens à la maison si tu veux. »

Merde, c’est comme si une autre personne avait parlé à ma place. Pourquoi est-ce que je propose un truc pareil ?! Je n’ai clairement pas envie de lui, mais je dois avouer qu’il me fait un peu de peine. Je ne me voyais pas le planter sur le trottoir comme un misérable, après ce qu’il vient de me dire. Je suis un peu conne quand même… On ne se force pas à faire quelque chose par simple compassion envers les hommes, sinon je ne suis pas sortie de l’auberge si je commence à prendre en pitié tous ceux qui ont l’attitude d’un chien battu et misérable.

Cœur bavard - série littéraire

  • Instagram
  • Facebook

Tous droits réservés 

bottom of page