Episode 3 : le barbu du Koko
Je ne sais pas pourquoi, ni comment j’ai accepté de me retrouver à l’autre bout de Londres, à plus de quarante-cinq minutes de métro de chez moi, tout au bout de la ligne qui mène à la zone 6 de la capitale. Je crois que le barbu du Koko avait un emploi du temps serré qui faisait qu’il lui était difficile de se rendre au centre-ville et que, bien sympa (conne ?) que je suis, j’ai accepté de me déplacer jusqu’à son quartier. Me voilà donc seule à la station de métro de ma destination, dans le froid et la nuit (qui tombe rapidement à Londres à cette période de l’année) à attendre, grelottante, un rendez-vous qui, depuis le début déjà, ne m’emballe pas du tout. J’ai tout de même fait un petit effort pour me pomponner quelque peu : j’ai sorti une jolie robe et des bottines à talons. Le barbu finit par pointer le bout de son nez, me fait la bise et me sort qu’il ne sait pas trop où m’amener dans le coin, que « tout est fermé » ou que « rien n’est intéressant » dans ce quartier qu’il ne connaît pas très bien, et je me dis au même moment que je suis clairement en train de perdre mon temps avec un mec pareil. Après un rapide coup d’œil circulaire autour de moi, je suggère de nous poser dans un pub tout près du métro (astuce idéale pour vite m’enfuir de ce rencard qui déjà me gonfle).
Le bar est vide et glauque. Il faut se figurer l’atmosphère grise et pluvieuse d’un Londres du mois de janvier, bien loin des lumières festives et des bars animés du centre ville. Je suis à des années lumières du rendez-vous romantique et excitant que l’on peut se figurer. Juchées sur mes petites bottines et moulée dans ma robe sexy, je fais clairement tache au milieu de ce trou à rats d’alcooliques.
Nous nous installons à une table et le barbu-papa-ours me demande d’inverser nos places car il veut « voir le match sur l’écran » derrière moi tout en menant la conversation. J’ouvre des yeux énormes de perplexité, qu’il remarque tout de suite, puis il me rassure :
« Non mais, je t’assure que je peux discuter tout en regardant le match, ne t’en fais pas. »
Il enlève son manteau et je constate immédiatement qu’il n’a fait aucun effort sur sa tenue pour ce rendez-vous : le jour où je l’ai rencontré, soir du réveillon, il avait mis une chemise blanche qui lui allait plutôt pas mal et lui donnait un air un peu classe. Mais ce soir, il a dû juger que porter un sweat à capuche qui lui donne un air d’adolescent attardé suffisait amplement. Je me sens vexée. Merde, j’ai fait trois quarts d’heure de métro pour boire une bière tiède dans un pub de la zone 6 face à un mec qui ne fait aucun effort et préfère regarder le foot ?! Bordel, tire-toi de là Coco, ça pue cette histoire !
Pourtant, par politesse, et parce que j’ai envie d’amortir mon ticket de métro, je reste une bonne heure à discuter avec lui. Je le trouve nettement moins intéressant que le soir de notre rencontre au Koko : ses réponses sont brèves, souvent catégoriques, sans nuance dans le jugement. Je lui dis, parce que nous parlons cuisine, que je suis végétarienne. Il n’hésite même pas à se moquer ouvertement de moi :
« Si je raconte à mes potes que j’ai rencontré une végétarienne, ils n’auront pas fini de se foutre de ma gueule ! »
Charmant. Ce mec n’a décidément aucune classe. Un vrai plouc. Je l’examine sous toutes ses coutures pendant qu’il reste hypnotisé par la télé derrière moi et suis en train de me dire en même temps que, dans le fond, il n’est sans doute pas méchant, mais terriblement maladroit et complètement naze avec les femmes.
Les sujets de conversation s’épuisent par conséquent rapidement. Visiblement, il n’est pas capable de regarder le foot et d’animer une conversation. Je m’ennuie et lui fait remarquer. Il s’en amuse :
« Je t’avais dit par messages que je n’étais pas doué pour les rencards, ni avec les femmes en général. C’est toi qui as bien voulu venir jusqu’ici pour me voir, tu vois que je ne t’avais pas menti ! »
J’en ai assez entendu. Je me lève et lui dis que je prends le métro pour rentrer chez moi.
« Il n’y a plus de métro à cette heure-ci, je te l’avait dit aussi par messages, tu ne te souviens pas ? »
Merde, à quel moment ai-je raté cette info ?
« Le premier métro démarre demain matin à cinq heures il me semble. »
Me voilà donc coincée dans la zone 6 sans pouvoir rentrer chez moi de la nuit ?!
Dans un élan désespéré, nous allons tout de même vérifier qu’il n’y a pas de bus à proximité qui ferait l’équivalent du même trajet qu’en métro, mais de ce que nous voyons, cela me prendrait des heures pour rentrer chez moi. Un taxi me reviendrait à une fortune, que je n’ai clairement pas envie de dépenser. Quel rencard foireux ! Je m’en veux terriblement de m’être bêtement laissée convaincre par ma meilleure amie. Face à mon désespoir grandissant, le barbu me propose quelque chose :
« Écoute, tu peux dormir chez moi si tu veux. Tu repartiras demain matin. En revanche je te préviens tout de suite : nous ne coucherons pas ensemble. »
J’apprécie l’honnêteté glaçante qui ne laisse décidément aucune place ni au doute, ni à la séduction entre nous. Je ne peux m’empêcher de rétorquer un cinglant :
« De toute manière, je n’en ai clairement pas envie. »
Si ce mec devait être l’allégorie de quelque chose, ce serait celle du « tue l’amour » : clairement, rien ne donne envie chez lui, ni son attitude, ni ses propos, ni son allure. Au-delà d’être rebutée, je suis agacée par son comportement. Malheureusement, je n’ai pas d’autres choix que de passer la nuit chez lui.
Nous arrivons à son appartement. Il m’apprend qu’il vit en colocation, avec des gens qu’il ne connaît pas, à qui il parle à peine. Dans sa chambre, je suis frappée par l’aspect adolescent du lieu : j’ai l’impression d’avoir quatorze ans et de rendre visite à un copain du quartier du même âge que moi. Le gars paraît un peu gêné tout de même, me dit d’un petit air mal à l’aise : « c’est une chambre de mec, typiquement ». En effet, oui. A côté du lit à moitié fait, je vois une petite table sur laquelle reposent des miettes et un ordinateur allumé. Une assiette sale traîne sur la table de chevet à côté d’un verre à demi plein. Pas de doute : le mec doit certainement jouer à des jeux sur son ordi jusqu’à point d’heure le soir. Tout transpire le manque d’hygiène de vie dans cette piaule.
Je m’assois sur le bord du lit. Nous n’avons plus grand-chose à nous raconter et un silence gênant s’installe entre nous. Le barbu me propose un verre d’eau et je fais une moue suspecte dans son dos lorsqu’il me tend le verre qu’il vient de prendre sur sa table de chevet. Pour sûr, ce verre n’a jamais été lavé. Je le repose discrètement sans même en boire une gorgée.
C’est alors que je me retourne et l’aperçoit en train d’enlever son pantalon, tout à fait naturellement. Il ne me laisse même pas le temps de lui demander ce qu’il fait qu’il me sort :
« Je me mets en pyjama, ça ne t’ennuie pas ? »
Purée, mais ça vend définitivement du rêve cette soirée. J’ouvre des yeux énormes.
« Non parce que, surenchérit-il, je t’avais bien prévenu qu’on ne coucherait pas ensemble hein, alors je me mets à l’aise. »
En effet on ne peut pas être plus à l’aise que dans un bas de pyjama aux couleurs de son club de foot favori ! Et que dire du t-shirt qu’il m’exhibe fièrement avec son gros trou en plein milieu à propos duquel il juge bon de rajouter : « je devrais le jeter mais c’est mon pyjama préféré alors je le garde » ? J’ai l’impression de rêver et de me trouver dans le public d’un spectacle absurde, mais j’ai beau me pincer pour m’en assurer, je suis bel et bien dans le monde réel. Ce mec est stupéfiant. Je n’ai même pas eu le temps de répliquer quoi que ce soit qu’il s’assoit à côté de moi sur le lit et me tourne le dos pour continuer une partie de jeu vidéo sur son ordinateur. Je m’étrangle :
« Je vois, c’est à ça que ressemble une première soirée pour toi ? Tu m’avais bien prévenue de ta façon de voir les choses, mais je t’avoue que je trouve ça un peu spécial quand même. »
Il rigole nonchalamment de ma remarque, s’amuse à me dire que, si je ne suis « pas contente », je peux toujours « commander un taxi » et rentrer chez moi. La grande classe, ce mec.
Je finis par me coucher, le dos tourné moi aussi. Le barbu sent que là, il a été trop loin et que, même si je ne suis qu’une inconnue, il se comporte comme un mufle. Un mufle pas méchant, je le sens bien au fond, mais un mufle maladroit. Il finit par se coucher lui aussi, n’ose même pas me toucher et s’endort sur le dos en respirant bruyamment. Plus glamour la soirée, tu meurs.