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Episode 2 : le prof de théâtre

Quelques minutes de marche après cette scène de baiser complètement folle, nous voilà chez moi. Je sens bien que ce qui va suivre ne sera ni assumé de son côté, ni du mien : d’abord parce qu’il est en couple, ensuite parce que nous avons trop bu pour que les choses soient bien faites. Nous franchissons le seuil de ma porte d’entrée. D’un mouvement brusque, il jette son sac sur le comptoir de ma cuisine ouverte, se déchausse et enlève ses lunettes. Il m’embrasse de nouveau. Même si l’envie est bien là, je ne peux m’empêcher d’insister :
« Tu es sûr ? »
Il se contente d’acquiescer d’un signe de tête à deux centimètres de ma bouche.
Pendant que nous nous allongeons et nous embrassons sur mon lit, je ne peux m’empêcher de songer au fait qu’il est en couple. Je suis mal à l’aise. Si lui et sa compagne s’étaient séparés récemment, les choses auraient été totalement différentes, or, là, ils sont encore ensemble, et ce que nous faisons est clairement immoral.
Pendant qu’à côté de moi j’entends le bruit de froissement de vêtements que l’on ôte, j’ai la tête ailleurs. Je ne suis pas du tout dans l’action. Et si sa copine l’apprenait ? Se doute-t-elle que son couple est au bord de la rupture ? Car après tout, je n’ai eu la version des faits que d’un côté, mais pas la sienne ! Qui ne me dit pas qu’elle est en fait folle amoureuse de lui et s’imagine que les choses ne vont pas si mal entre eux ? Et je participe à semer le trouble ! Mon dieu, c’est horrible.
Les minutes s’égrènent et les corps se frôlent, se goûtent, s’enlacent, se serrent et se défont. Je perds à la fois ma lucidité et la notion du temps, j’en oublie que ce soir une femme attend seule chez elle que rentre l’homme qu’elle aime, qu’elle s’inquiète sans doute de l’heure tardive et de son absence, du fait qu’il ne réponde pas au téléphone (a-t-elle cherché à le joindre ?), des soupçons qui doivent l’assaillir pendant qu’il se laisse aller là, entre mes draps, contre ma peau nue qui ne frissonne pas autant qu’elle l’espérait, trop assaillie par ces innombrables questions et remords.
Sans doute songe-t-il à ces mêmes choses inquiétantes, car nous nous arrêtons en pleine étreinte au même moment sans même avoir prononcé un mot.
Quelle heure est-il déjà ? Je jette un œil à mon réveil : il est près de trois heures du matin.
« Je pense que tu devrais rentrer chez toi », finis-je par lâcher alors que nous sommes encore nus dans les bras l’un de l’autre.
Toujours sans un mot, comme si la compréhension n’avait pas besoin de se verbaliser et que l’entente était à la fois muette et mutuelle, il se rhabille lentement, le regard sombre et mélancolique. Je suis bouleversée par ce visage d’ordinaire si solaire qui reflète une pensée aussi triste et désolée. Pendant qu’il enfile son pantalon sur le bord de mon lit, je l’enlace dans le dos et l’embrasse dans le cou. Cet amour que nous venons de faire sans l’avoir fini sonne-t-il la fin de sa relation ? Ai-je été, pour la première fois de ma vie, la femme qui vient troubler et perturber l’équilibre précaire d’un couple incertain au bord de la rupture ? Est-ce un service que je rends, ou suis-je l’huile brûlante qui vient se jeter sur le feu d’un échec amoureux ? Procurer de la tendresse, donner du plaisir à un homme déjà pris mais en proie aux doutes et en mal d’amour, est-ce bien ? Est-ce immoral ?
Dans l’obscurité de ma petite chambre, je reprends peu à peu mes esprits. Je ne veux pas jouer les fauteurs de troubles. Nous avons bien fait de nous arrêter en plein ébat. Il nous est impossible de nous donner l’un à l’autre sans l’once d’un remord et de nous vautrer totalement dans le plaisir au point d’en tirer une forme de jouissance. Notre conscience l’emporte sur nos sens.
La mélancolie n’a pas quitté le visage de l’homme qui se lève de mon lit. Je le regarde prendre ses affaires dans un geste d’une extrême lenteur sur le comptoir de ma cuisine. Dans la pénombre de la nuit, une silhouette blanche se dirige doucement et sans un mot vers ma porte d’entrée, qu’elle refermera derrière elle dans quelques secondes, toujours sans rien dire. Elle porte un t-shirt clair et moulant qui lui saille les avants-bras, source d’un fantasme fou quelques heures plus tôt, désormais consommé. Regretté ?

Cœur bavard - série littéraire

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