Episode 2 : le prof de théâtre
Aujourd’hui, plusieurs années après, le temps a coulé.
J’ai fini par quitter la petite compagnie de théâtre pour m’investir à cent pour cent dans un nouveau projet artistique (monter un spectacle de comédie musicale avec une amie). Pour autant, il m’arrivait encore d’assister voire de participer de nouveau à des jams d’improvisation dans ce petit bar-théâtre du quartier de Poblesec où j’aimais me rendre. Sur scène, sous les feux des projecteurs, lorsque je m’engageais dans une scène d’improvisation sous les consignes de l’animatrice, encore un peu maladroite et hésitante dans mes intentions, il m’était impossible de ne pas ressentir que j’étais observée de toutes parts : d’abord par le public en face de moi, bien évidemment, mais il formait une masse compacte et anonyme qui finalement m’était plutôt indifférente. D’humeur bon enfant, les gens avaient d’autant plus tendance à rire assez facilement et à applaudir pour un oui ou pour un non, détendant considérablement les comédiens stressés que nous étions. En revanche, je pouvais clairement sentir, quelque part tapie dans le noir, tout près de moi, une paire d’yeux résolument curieuse, peut-être assise là au premier rang ou au contraire tout au fond de la salle, étudiant mes moindres faits et gestes, plongée là, dans l’obscurité épaisse du public, regardant non sans une certaine nostalgie liée à une demi-nuit d’amour jamais terminée une femme qu’il aurait peut-être aimée si leurs intentions en avaient décidé autrement.
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Dans un bar à bières du cœur de Copenhague, deux trentenaires français discutent avec énergie. Plusieurs mois (peut-être bien même plus d’une année, ils n’en ont pas parlé) se sont écoulés depuis la dernière fois qu’ils se sont vus. Les lumières, comme dans la plupart des bars de la capitale danoise, sont tamisées, presque éteintes. Des bougies à demi fondues décorent chaque rebord de fenêtre et chaque petite table basse pour créer une ambiance détendue et typique que les locaux appellent le « hygge ». Le bar est bondé et la bière coule à flot. Dans un coin, un peu à l’écart du reste du monde, ils sont assis face à face. Elle a le regard un peu fuyant, elle lit dans les yeux de son interlocuteur une lueur qui traduit une certaine envie, ce même petit pétillement qu'elle avait su saisir et interpréter lors d'un cours de théâtre où son décolleté lui avait joué des tours. Le hasard fait que le jeune homme est de passage au Danemark pour quelques jours, il a prévu d’assister au spectacle d’un comique anglophone qu’il apprécie beaucoup. Il avait contacté la jeune femme avec qui il boit une bière blonde ce soir, une ancienne élève de ses cours de théâtre, de l’époque où tous deux vivaient encore à Barcelone. Pour lui éviter de payer un hôtel exorbitant, elle lui a proposé de dormir sur son canapé le temps d’une nuit ou deux, « en tout bien tout honneur », sans aucune arrière pensée. Depuis le début de la soirée, il répète assez souvent qu’il est « enfin célibataire », « libre comme l’air ». Le nez plongé dans sa grande pinte de mousse, elle a, de toute évidence, bien saisi le message, il est inutile d’insister. Le garçon commande bière sur bière. Dans son regard, elle sent qu’il a envie d’aller plus loin ce soir et de tenter sa chance à nouveau. Sans doute que la seule fois où ils ont pu se toucher, se respirer et s’enlacer dans cet appartement de Barcelone lui a laissé un goût d’inachevé qu’il ne demande qu’à consommer de nouveau, cette fois-ci en terminant leur entreprise. Elle décide de couper court à toute tentative et de lui laisser le double de ses clés pour rentrer plus tôt et seule de son côté. Elle a besoin de se coucher à une heure raisonnable ce soir et de passer une partie de la soirée sans présence ambiguë chez elle. Elle sent que la compagnie du soir risque d’être lourde et vite usante. Elle ne croit pas si bien dire. Quand le lendemain matin elle sort de sa chambre après une nuit agitée durant laquelle elle a entendu depuis son lit, dans sa cuisine puis son salon, quelqu’un de clairement ivre faire un boucan d’enfer, se heurtant au mur, claquant fort les portes de placard, sortant poêles et casseroles pour finir par s’avachir sur le canapé puis ronfler grassement, elle n’est pas vraiment d’humeur à jouer les amies séduisantes. Lui, forcément, dort comme un gros bébé, dessoûlant sereinement la panse pleine, caleçon détendu et bouche ouverte. Sans doute son sommeil est bien trop lourd pour rêver à cette nuit d’amour improvisée qu’il aurait sûrement aimé connaître de nouveau. La comédie entre ces deux là a assez duré : mieux vaut leur laisser l’art de l’improvisation pour la scène !
Il s'appelait Martin.