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Episode 2 : le prof de théâtre

La soirée passe. Après avoir bu un verre en terrasse tous les deux, non sans être encore quelque peu troublée par la vision liée à cette histoire de fenêtre, nous nous dirigeons vers le fameux petit bar à salsa où je rêve de siroter un bon mojito bien chargé. Je crois que j’en ai définitivement besoin pour chasser ces images de mon esprit.
Arrivés sur les lieux, l’ambiance bat déjà son plein : les musiciens jouent fort, installés sur une scène ridiculement petite. Le bar est bondé, des couples se déchaînent sur la petite piste de danse tandis que le comptoir est surchargé de clients éméchés en attente d’une bière un peu tiède ou d’un cocktail mal dosé. C’est un petit bar un peu crasseux, les filles derrière le comptoir sont originaires d'Amérique Latine. Elles se font ouvertement draguer par des hommes au comportement macho, qu'elles n'hésitent pas à envoyer balader (j'adore le caractère des femmes latines), tandis qu’elles servent de généreux verres remplis de citron et de rhum brun. Malgré la cohue, nous parvenons à trouver deux tabourets hauts sur lesquels nous asseoir. Accoudés au comptoir, nous commandons deux mojitos, les premiers d’une longue série que nous ne soupçonnons pas encore. Je remarque que mon partenaire de soirée boit vite. Il descend son verre en quelques minutes alors que j’en suis à quelques gorgées à peine.
L’ambiance est bruyante mais amusante. Le son que crache le petit amplificateur auquel sont reliés les musiciens n’est pas bien réglé et la qualité globale est plutôt mauvaise, mais la musique est entraînante, joyeuse et conviviale. Sur mon tabouret haut, paille à la bouche, je sirote mon mojito tout en me trémoussant. Je sens que mon prof me regarde en coin lorsque j’ai la tête tournée vers la scène. Au milieu du bruit, de la salsa et des gens qui rient et parlent fort, il est difficile de mener une conversation longue. Pourtant, entre deux chansons, lorsque l’ambiance retombe un peu et laisse quelques secondes de répit, et aussi sans doute parce que nous sommes gênés de profiter de la présence de l’autre sans discuter, nous trouvons toujours le moyen de relancer la conversation d’une quelconque façon. A un moment, nous évoquons sa copine. Le sujet vient naturellement : je demande, tout simplement, comment se passe leur installation dans ce nouvel appartement qui nécessite certains travaux. C’est alors que l’attitude de mon prof, d’ordinaire si joviale, change radicalement : le regard flou et fuyant, la mine fermée, il me répond quelques banalités, comme quoi le plus gros des travaux consiste à repeindre les murs du salon, que c’est une longue besogne, etc. Un silence s’installe ensuite. Visiblement, cette simple conversation semble le contrarier. Il plonge un regard triste et noir dans son verre de mojito, dans lequel trempent trois feuilles de menthe et quelques glaçons fondus. Nous recommandons une tournée. Je me permets, en toute bienveillance, de lui demander si « tout va bien » avec sa copine. Sa réponse ne me surprend pas vraiment bien que très intime :
« C’est compliqué. Alba est une fille très gentille, mais elle est aussi très jalouse. Elle a un besoin immense d’être sans cesse rassurée. Elle est en grande demande affective et moi, je ne sais plus trop où j’en suis. »
J’apprends à la fois le prénom de cette fille et leurs problèmes de couple. Plutôt gênante, la tournure que prend cette conversation. Que répondre à cela ? Ne pas se fier à un comédien doublé d’un joueur de poker. Sans doute cherche-t-il à voir quelle est ma réaction après pareille révélation. Il doit bluffer. Je joue la carte de la neutralité, visage sobre, sans agrandir les yeux d’étonnement, ni chercher à en savoir plus (je passerais pour la fille intéressée) et entame mon deuxième mojito. Je meurs de chaud. La fille derrière le comptoir me l’a sacrément chargé, pas de quoi me rafraichir avec cette boisson du diable. Je remarque que depuis le début de la soirée, elle ne se sert d’aucun doseur pour faire ses cocktails et verse le rhum à la louche. Je mordille ma paille d’anxiété. Je ne suis pas dupe et je sais très bien pourquoi mon prof m’avoue que son couple bat de l’aile : il veut me faire comprendre qu’une brèche est ouverte et que je peux m’y engouffrer librement. Entre deux glouglous que je fais en soufflant de l’air dans ma paille, je repense à l’épisode de la fenêtre. Pourquoi la vision de ces deux avant-bras contractés me revient-elle en mémoire subitement ? Ces mojitos sont décidément beaucoup trop chargés en alcool, j’ai la tête qui tourne. Comment une paire de bras peut-elle être un aussi puissant atout de séduction ?
Je ris intérieurement de l’absurdité de ce penchant. Alors que j’aspire d’une grande lampée bruyante le fond de mon verre, je sens peser sur moi un regard très lourd. Ce n’est pas un regard directement posé sur moi ; c’est un regard fuyant, un regard en coin qui veut s’assurer de ma réaction lorsqu’il surenchérit (alors que je ne lui ai rien demandé) en précisant que lui et sa copine ont sans doute « besoin de temps pour réfléchir » mais que, « vivant sous le même toit », la situation est d’autant plus complexe. Que faire de toutes ces informations ? D’ordinaire, je pense être de bon conseil face à pareilles situations, mais là, dans l'euphorie étouffante de ce petit bar bruyant, la musique hurlante comme trame de fond, le rhum vibrant dans tout mon sang, je n’ai pas spécialement envie de jouer les psy de couples. Je regarde les manches de son t-shirt blanc qui s’arrêtent juste au-dessus du muscle. Encore la vision de ces bras. C’est une obsession ! Soulèveraient-ils avec facilité le corps d’une femme dans une étreinte passionnelle ? Merde, les mojitos me montent au crâne. Je délire. Prise de nouveau dans mon fantasme ridicule, je sursaute légèrement sur mon tabouret haut. Il faut que ce songe stupide cesse. Je propose :
« Ca ne te dit pas de danser un peu ? Je ne sais pas danser la salsa mais on s’en fiche, personne ne nous regardera. »

Nous nous levons lourdement du comptoir. Mon prof a le regard trouble. Je titube un peu et me sens terriblement maladroite maintenant que je suis sur mes deux pieds. Pourquoi ai-je lancé l’idée de danser, déjà ? Ah, oui, je voulais sortir de cette torpeur torride et ne pas nous enfoncer davantage dans une conversation intime sur fond de couple en crise.
Il y a du monde sur la toute petite piste de danse, entre les toilettes, la scène microscopique sur laquelle un chanteur hurle dans un micro mal réglé et le comptoir où les serveuses s’activent à préparer des cocktails trop forts. Malgré les effets du début d’une ivresse, je ressens de la gêne chez mon prof à l’idée de danser avec moi. Je ne sais d’où je puise ce culot, mais je le saisis à bras le corps et lui glisse à l’oreille : « suis mes pas ! Je crois savoir comment on danse ce truc ». Tu parles, Charles, je ne sais rien danser du tout, mais, comme au théâtre, je vais improviser. Le groupe entame une reprise endiablée de la chanson "Suavemente". D’abord timides – nos corps entrent inévitablement en contact, c’est perturbant – nous nous prenons rapidement au jeu. L’espace entre nous se réduit ; si, dans nos premiers pas, nous marquions une certaine distance, au fur et à mesure que la musique se poursuit nous nous rapprochons physiquement pour ne faire presque plus qu’un. Je tiens sa main dans la mienne tandis que je pose l’autre sur son bras. La chaleur de l’atmosphère, la fièvre de cette musique latine entraînante, les lumières au plafond, l’ambiance chaude et festive, tout me monte à la tête. Je sens sous ma paume droite le muscle du bras auparavant observé. Il n’est pas si proéminent que cela : je veux dire que je n’ai pas en face de moi un bourru de musculation à la stature impressionnante. Je crois que j’ai profondément manqué d’un homme virile ces derniers mois. Mon ex, quoique adorable, était trop trop frêle et trop adolescent. Mon prof me fait tourner sur moi-même à plusieurs reprises. Déséquilibrée par le mouvement mais surtout par l’alcool qui s’active de plus belle dans mes veines, je retombe lourdement dans ses bras à chaque fois. Nous éclatons de rire. Ses yeux rieurs, cachés derrière ses petites lunettes rondes et son grand sourire déclenchent en moi un désir soudain. Nous nous amusons beaucoup. La fête est douce et bon enfant. Je revois sur son visage cette bonne humeur qui le caractérise si bien et qui lui donne un charme fou. Je sens que mon regard sur lui change. Il se fait plus tendre, plus séducteur. Je pense qu’il n’est pas dupe et perçoit que je craque un peu. Le bar se remplit encore davantage sitôt minuit passé. Il fait maintenant une chaleur insupportable. Mon prof transpire, cette même sueur sensuelle que j'avais perçue plus tôt au moment de replacer la fenêtre. Son front luit sous les projecteurs multicolores. Je suis en nage également, et essoufflée par la danse. Sous ma main humide toujours ce bras vigoureux qui m’émeut tant. Ce doit être bon de s'y lover. Mon autre main glisse dans le creux de son dos et je sens que sa peau est trempée sous son t-shirt. Nos corps se rapprochent encore. Nous nous faisons bousculer de tous côtés par d'autres danseurs tout aussi enivrés que nous, nous tanguons à gauche, à droite, bateau ivre et maladroit que nous sommes, mais ne nous défaisons pas de notre étreinte. L’ambiance entre nous s’électrise, je me laisse prendre au jeu. Fichue ambiance espagnole, ta chaleur érotique contaminerait les âmes les plus pures !
Mais soudain, entre deux pensées osées que nous partageons sans un mot, mon partenaire me lâche les deux mains :
« Je sors fumer une clope, j’ai beaucoup trop chaud. »
La réaction est soudaine, sortie de nulle part. Aucune doute sur le fait que la situation devient beaucoup trop ambiguë entre nous et que nous sommes à deux doigts de faire une grosse bêtise ce soir. Je ne veux pas séduire un homme en couple, tant bien même il traverse une crise avec sa copine.

Je le retrouve dehors en train de fumer. Aussitôt sortie de ce bar à l’ambiance bouillonnante, je sens bourdonner mes oreilles. L’atmosphère dans les rues, pourtant animées et joyeuses, me paraît cotonneuse et onirique. J’ai les tympans qui sifflent et la sensation d’être à moitié sourde. A cela s’ajoute la sensation d’une ivresse qui s’intensifie. Pour être poète il faut connaître « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » disait Rimbaud dans sa lettre « du voyant » adressée à Paul Demeny. Ce soir alors, j’y suis ! Je suis artiste de la rime.
Mon prof est isolé dans un coin et tire frénétiquement sur sa cigarette. J’ose lui lancer un « ça va ? » sans doute un peu naïf car, de toute évidence, non, ça ne semble pas aller fort. Il me lance un rapide et menteur « oui oui » avant de jeter son mégot sur le trottoir d’un geste vif. Je ressens un immense malaise flottant entre nous. Puis, après m’avoir lancé un bref regard que je tente de fuir, il fait un pas vers moi, saisit mon visage entre ses deux mains et m’embrasse à pleine bouche. Nos corps entrent de nouveau en contact comme au moment où nous dansions, mais cette fois-ci c’est un contact passionnel : je recule de quelques pas sous la force de ce baiser auquel je ne m’attendais pas (enfin du moins, pas comme cela). Après quelques secondes d’une intensité folle, nos lèvres se décollent. J’ai un léger goût de tabac sur la langue. Je ris.
« C’est une approche vraiment directe, dis-moi ! »
Mais mon prof ne rit pas. Il ajoute : 
« Si tu savais depuis combien de temps j’en ai envie. »
J’ouvre de grands yeux écarquillés.
« J’ai terriblement envie de te faire l’amour ce soir », ajoute-t-il dans un souffle à mon oreille.
Pardon ? Ce soir ? C’est à dire là, maintenant, tout de suite ? Je suis complètement chamboulée, on ne m’a jamais dit de choses pareilles, aussi directes et folles, jusqu’à présent. Je rougis des pieds à la tête. Au moins, la demande est directe. J’apprécie qu’on ne tourne pas autour du pot et qu’on abrège ce malaise palpable entre nous. Je ris de nouveau, d’un rire gêné et intimidé. J’arrive à peine à balbutier :
« Tu… tu veux venir chez moi si je comprends bien ? »
Pourquoi ai-je toujours cette sensation, dans certaines situations extrêmes, de sortir des mots d’une bouche sur laquelle je n'ai plus de pouvoir ? Suis-je la seule à me sentir déposséder de ma propre parole dans certains moments qui me dépassent ? C’est comme si je m’extériorisais de moi-même, comme si je me dédoublais en un second moi invisible qui assiste, impuissant et dépassé, à une scène qui se joue sans lui. Perte de contrôle totale. Je crois que ce soir mon inconscient a envie de laisser de côté la morale et de voir de plus près à quoi ressemblent ces beaux bras vigoureux.
Forcément, à l’autre bout de mon visage, on n’attendait que cette proposition de ma part :
« Oui, j’en meurs d’envie. Allons chez toi ! »

Cœur bavard - série littéraire

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