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Episode 2 : le prof de théâtre

Le fameux soir de notre sortie, j’ai une furieuse envie d’écouter de la musique latine. Le printemps touche à sa fin et tout l’air se baigne d’une ambiance estivale propice à la fête. J’ai récemment dégoté un petit bar dansant où des musiciens se produisent tous les week-ends et jouent de la salsa. Nous nous donnons rendez-vous sur une place près du bar dans l’attente que celui-ci n’ouvre (il est encore bien trop tôt). Nous nous retrouvons plaça Virreina, un endroit de mon quartier que j’affectionne tout particulièrement, à quelques minutes à pied de chez moi. Malheureusement cette place et ses terrasses sont toujours extrêmement prisées des catalans qui adorent s’y prélasser en sirotant un verre de vermuth ou une bière Estrella et ce, à n’importe quelle heure de la journée. Nous nous faisons une bise dynamique et entamons du même entrain une conversation pendant que nous marchons à pas lents dans l’espoir qu’une table en extérieur ne se libère. Pour une fois, je ne suis pas anxieuse à l’idée de passer la soirée avec un homme. Enfin, pas trop. Avec mon prof de théâtre, les choses me paraissent différentes. Il n’y a pas eu de séduction évidente entre lui et moi jusque là. Du moins, je ne crois pas. Non ? Merde, voilà que je me mets à douter alors que celui-ci poursuit un peu tout seul la conversation tandis que je réfléchis à tout ça. Bon, il y a bien eu l’épisode sexy du décolleté plongeant lors d’un cours, le regard envieux juste derrière et les quelques messages échangés le soir de temps en temps ; rien de probant, il me semble. Je m’extrais de mes pensées et émerge de nouveau dans le monde réel. Nous tournons inutilement en rond sur cette place archi bondée. Je lance l’idée de changer d’endroit. Il acquiesce, puis enchaîne de nouveau sur un tout autre sujet de conversation. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression qu’il est stressé. Il me semble qu'il parle beaucoup, signe potentiel d'anxiété. Y a-t-il eu de la séduction entre lui et moi avant ce soir ? La question refait finalement son petit retour dans ma tête et décide de tourner en rond comme un hamster dans sa roue. Me suis-je montrée ambiguë envers lui à un moment ? A-t-il mal interprété certaines de mes attitudes ? S’imagine-t-il que ce soir nous sommes en rencard ? J’ai aussitôt un vieux souvenir de jeunesse qui me revient en mémoire : celui où, à une soirée entre amis, un garçon vraiment repoussant s’était jeté à l’eau et m’avait avoué qu’il en pinçait pour moi et que c’était, d’après lui, totalement évident que l’attirance était réciproque compte tenu du fait qu’il m’avait sentie très entreprenante plusieurs semaines en arrière à son égard. Je me souviens de cet énorme malaise entre nous où, après avoir essayé de m’embrasser (et après avoir été repoussé), je lui avais avoué qu’il avait tout compris de travers et que les signaux qu’il interprétait comme de la drague n’était que de la pure amitié et de la pure sympathie. Se pourrait-il que mon prof de théâtre n’en ait conclu la même chose que ce malheureux garçon ? Pendant que je ponctue notre conversation de « mmmh » pour donner la sensation que j’écoute, je me repasse inlassablement le film de tous nos cours de théâtre. C’est vrai que parfois, le soir, il m’écrivait des messages. Sans intérêt. Toujours pour demander un truc sans importance. Je lui répondais alors gentiment, toujours avec un peu d’humour, un petit emoji qui fait un clin d’œil, ce genre de choses. Est-ce qu’on peut s’imaginer qu’on s’intéresse à quelqu’un avec si peu d’informations ? La dernière fois après le cours, un élève du groupe lui a demandé comment s’était passé l’aménagement avec sa copine. Il avait répondu qu’ils étaient occupés à repeindre les murs. Un jeune couple qui s’installe fraîchement dans un appartement pour y vivre amoureusement, de mon point de vue, cela ne fait aucun doute que ce soir, nous nous voyons en amis uniquement. N’est-ce pas ?
Alors pourquoi se torturer les méninges s’il n’y a pas aucun malaise ?!

Alors que nous remontons une rue qui mène à la plaça del Sol tout en s’arrêtant parfois devant les quelques vitrines des jolies petites boutiques de Gracia, mon téléphone sonne. C’est un ami français qui habite à Barcelone mais qui se trouve en ce moment en vacances en France. Il a reçu une notification inquiétante sur son téléphone comme quoi son ordinateur Mac, resté chez lui en Espagne, aurait été volé. Je ne comprends pas tous les détails de l’histoire mais il me demande simplement si je peux passer chez lui vérifier qu’il n’y a personne qui ne soit entré par effraction. Requête étrange, mon ami le reconnaît, mais qui le rassurerait. Le hasard fait que mon prof et moi nous trouvons à cinq minutes à pieds de chez lui. Je raccroche et avertis mon partenaire de soirée de l’affaire que nous devons mener. Nous tournons dans une petite rue sur la gauche, remontons de quelques pas puis arrivons au rez-de-chaussée de l’immeuble. La porte principale est ouverte. Tout en continuant notre conversation, nous montons les escaliers jusqu’au deuxième étage. Arrivés devant la porte de l’appartement, nous ne constatons rien de suspect. Je colle mon oreille à la porte. Je n’entends rien. De toute évidence, il n’y a aucun cambrioleur et tout semble normal. J’appelle mon ami pour le rassurer. Il me demande de bien vérifier que personne ne serait rentré par la grande fenêtre du couloir, sur le perron de sa porte, qui permet d’accéder à son appartement. Je l'informe que je le rappelle sitôt la mission accomplie et raccroche. Mon prof, qui a entendu la conversation, prend les devants : il veut ouvrir la dite-fenêtre (de la taille d’une porte quasiment) mais la poignée de celle-ci, vieille et usée, résiste sous sa main. A force d’insister, ce n’est pas la poignée qui finit par céder mais l’entièreté de la fenêtre qui lui tombe dessus. Les gonds n’ont visiblement pas tenu sous l’effet de sa force. Le voilà avec toute une encadrure de plusieurs kilos à bout de bras ! Typique des constructions espagnoles : rien n’est vraiment solide et tout est prêt à vous tomber dessus à la moindre manipulation. L’instant est bref, à peine quelques secondes. Je le vois tenir à bout de bras ce gros panneau de bois et de vitre, les avants-bras tendus, le muscle saillant, le visage saisi par l’effort soudain. Je suis prise d’un trouble. J’ose à peine lui demander s’il a besoin d’aide. Je suis subjuguée par ces bras vigoureux que je ne soupçonnais pas sous ce t-shirt. Le petit garçon sage aux lunettes rondes s'évanouit soudainement et se métamorphose le temps de quelques secondes en un homme qui respire et transpire la virilité. Je crois que je débloque complètement. J’ai toujours eu un faible pour les corps musclés, les lignes bien dessinées. Peut-être la faute à ces galeries de musées que j’arpentais de long en large pendant de longues heures, particulièrement celles des sculptures de l’Antiquité, alors adolescente et passionnée d’art ? Le temps semble suspendu et je reste ridiculement contemplative devant ce biceps tendu et inattendu. C’est beau, un bras bombé sous l’effet de l’effort. Le reste du corps, quant à lui, se gaine superbement pour supporter le poids de l’objet encombrant. Les cuisses se raidissent tandis que les mollets se campent solidement au sol. Un petit côté statut grecque cette scène, homme bien charpenté lançant avec fermeté un disque au loin ou pointant d'un doigt autoritaire une force invisible, bas-ventre enroulé dans un drap laissant entrapercevoir l'intimité, muscles galbés, yeux de pierre vides et moue neutre. Moi qui sors d’une relation douce et romantique avec un homme fluet à l’apparence fragile voire presque maladive, je me sens soudainement attirée par une force irrésistible vers ce corps séduisant, comme une pulsion presque animale qui me fait un peu honte. Peut-on tomber amoureuse d’une paire de bras ? Le bruit sourd d’un lourd cadre en bois que l’on replace dans l’ouverture béante me sort de ma rêverie adolescente sur fond de fantasme. Mon prof, transpirant sous le coup de l’effort, souffle et peste dans son coin sans même avoir remarqué mon émoi. Sa sueur ajoute du sensuel à la scène. Combien de temps a duré cette bataille avec la fenêtre ?
« Bon, avec le boucan que je viens de faire en démontant tout ce bordel, je pense que s’il y avait des cambrioleurs, ils se seraient vite échappés ! » lance-t-il alors que je replonge dans mon trouble.
Je n’ai été d’aucune aide dans cette mission saugrenue et je me sens rougir comme si l’on avait lu dans mes honteuses pensées juvéniles.
J’appelle de nouveau mon ami pour lui confirmer que, définitivement, il n’y a rien à signaler chez lui et que l’alarme reçue sur son téléphone par rapport à son vol d’ordinateur est probablement une arnaque ou une erreur. Nous partons de là.

Cœur bavard - série littéraire

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