Episode 2 : le prof de théâtre
Un autre soir, au cours de théâtre, alors qu’une chaleur moite s’accroche à la peau autant qu’aux habits et que tout l’air en est imprégné, je me retrouve être la cible de tous les regards de mes partenaires de théâtre : lors d’un exercice, je me porte volontaire pour me placer au centre du cercle et prendre une pose de mon choix, à la façon d’une statue. Le but de l’exercice étant qu’un à un, les autres ne viennent compléter ce tableau « vivant » pour former le décor fictif d’une scène improvisée. Le prof est là pour nous guider, car nous sommes encore hésitants dans nos prises d’initiative. Au moment de me placer la première au centre du cercle, je sens que personne ne veut me rejoindre et être à son tour l’objet de tous les regards. Je reste donc seule quelques secondes au milieu, figée dans une position un peu grotesque, le regard projeté au loin en essayant de ne pas croiser ceux des autres, à la proie d’une dizaine de paires d’yeux. Ce jour-là comme je l’ai dit, il fait très chaud à Barcelone. Je porte un petit débardeur blanc aux bretelles fines et légères et je n’ai pas de soutien-gorge. Sans doute que la pose que j’ai choisie de prendre innocemment n’aide pas, un peu penchée en avant, mais après un certain temps (en réalité quelques secondes qui me paraissent une éternité), je réalise que mon décolleté est assez pigeonnant. Mes yeux sans le vouloir se baissent vers cette échancrure que j’aimerais bien faire un peu plus discrète puis se relèvent lentement et, au moment de se porter de nouveau au loin, pensant que personne n'avait rien remarqué, je croise immanquablement ceux de mon prof. Il sourit à pleines dents. Le moment où nos regards se rencontrent ne dure qu’un dixième de seconde : l’éclair dans ses yeux, à ce moment précis, est d’une rapidité fulgurante, mais j'y perçois clairement et sans l'ombre d'un doute la petite étincelle pétillante d'une envie très nette. C'est une lueur lubrique. Cachez ce sein que je ne saurais voir, voyons ! Ce regard me pétrifie autant qu'il me surprend. Fort heureusement le prof met rapidement un terme à la situation en encourageant les autres élèves à entrer dans le cercle pour compléter le tableau. Aussitôt quelqu’un me rejoint et me sauve du malaise que seuls mon prof et moi avons probablement ressenti.
Le cours finit de se dérouler. Je n’ai, de tout le reste de l’heure, pas osé croiser de nouveau le regard du prof. Je repense à ces yeux pleins d’envie et je me sens rougir à l’idée d’être perçue comme un potentiel objet de désir pour cet homme. Je rentre donc directement chez moi après le cours et ne m’éternise pas.
Une fois par mois, nos profs organisent des « jams » d’improvisation dans un petit bar-théâtre du quartier de Poblesec, à quelques pas de l’interminable artère Parallèl. L’endroit est original : il faut d’abord passer par le bar où se trouvent un comptoir et quelques tabourets, pour se diriger ensuite au fond et tomber sur une salle, plus grande, aux tentures de velours rouge sombre et à l’atmosphère de vieux cabaret. On y trouve une scène, de minuscules coulisses et des objets hétéroclites – vieilles lampes aux abat-jours jaunis, cadres en tout genre accrochés de travers, bibelots poussiéreux – qui viennent compléter cette décoration atypique.
Un soir, je décide de me lancer et de participer à ce spectacle d’improvisation. Horriblement stressée depuis le public d’où je me lève pour rejoindre mes partenaires de scène, je finis par me détendre rapidement après quelques échauffements amusants qui font rire la salle. C’est qu’il s’agit d’un exercice impressionnant : sentir sur soi des dizaines de regards alors que l’on s’agite dans tous les sens sans savoir à l’avance à quelle sauce être mangé ne rend pas franchement très à l'aise à première vue. C’est là tout l’intérêt, le piment et l’excitation de l’improvisation théâtrale que je suis venue chercher et que j'attends de vivre. Le spectacle consiste en une série de petits exercices rigolos durant lesquels nous devons prendre l’initiative de participer ou non. Pour l’un d’eux, je me manifeste et me lance dans une courte improvisation en suivant les consignes données (quelque chose de vague comme : « la scène se passe dans un parking de supermarché »). A peine l’impro commencée, mon professeur de théâtre – qui participe également à la jam en tant que comédien – me rejoint sur scène et rentre dans mon jeu. Nous composons une courte scène en incarnant un personnage improvisé sur la minute. C’est amusant sur le moment, mais je sens dans ses yeux et à son sourire qu’il n’attendait que cette occasion pour me faire la démonstration de ses talents et m’impressionner un peu tout en me taquinant. Sur une seconde scène où je me lance, il me rejoint immédiatement de nouveau, dans la seconde. Cette fois, ses tentatives de rapprochement sont bien flagrantes et je me demande si d’autres personnes sentent aussi qu’il y a quelque chose de flottant entre lui et moi. Qu’il est difficile de ne pas repenser à cet exercice de la statue ou, quelques semaines en arrière, je lui offrais la vue de mon décolleté quasiment tout entier… Y pense-t-il lui aussi, au moment où nous faisons naïvement les idiots pour faire rire le public ?
Les mois s’enchaînent rapidement et c’est déjà la fin de l’année scolaire. Je viens de passer presque une année complète en Espagne. Pour fêter mes trente ans, je m’offre mon premier tatouage (je ne sais pas encore que ce sera le début d’une longue série de tatouages marqués à l’encre noire sur mes bras maintenant) : pour immortaliser mes envies d’ailleurs et mon expatriation, je choisis une hirondelle, symbole de liberté et de printemps.
Barcelonaise contre nature, je ne me suis toujours pas familiarisée avec les pics de chaleur qui rendent l’atmosphère étouffante au travail, chez moi, dehors. Partout en fait. Alors que l'été le soleil m'accable, l'hiver je meurs de froid chez moi. Sans chauffage (comme dans la plupart des appartements en Espagne), je grelotte et dois dormir avec pull et chaussettes. Je ne m'étais jamais figurée vivre pareille situation lorsque, depuis Londres, je rêvais de climat méditerranéen. Je trouve pour autant un certain charme à cette jungle urbaine tout en paradoxes, ses quartiers chics traversés par de grands axes où résonnent l’écho des voitures et des scooters, ses petites rues piétonnes des vieux quartiers sales à l’âme bohème. Mais il m’est cependant terriblement difficile d’oublier Londres et de penser encore à elle le cœur serré comme une adolescente qui songerait à son premier amour.
C’est aussi la fin de l’année à ma petite école de théâtre. Je souhaite poursuivre les cours à la rentrée prochaine, il est donc question que l’on me change de groupe et par conséquent de prof. J’apprends rapidement la nouvelle par message un soir lorsque, sur Whatsapp, je reçois quelques mots de mon prof actuel :
« Tu as fait beaucoup de progrès tout au long de l’année et c’est pour cette raison que nous te faisons passer au niveau supérieur. Tu ne seras donc plus dans mon groupe à partir de septembre. Je profite de ce message pour te remercier de ton dynamisme et de ton implication pendant mes cours. Tu étais un peu mon élève chouchoute, maintenant je peux te l’avouer... »
Je réponds rapidement. Nous échangeons quelques paroles cordiales puis, afin de nous dire « au revoir » et fêter mon passage dans la classe supérieure, fixons l’idée d’aller boire un verre la semaine d’après.