Episode 2 : le pote du théâtre
Le bar ferme. On nous met gentiment à la porte. Le blond est venu en vélo. J’habite à dix minutes à peine de là, et lui à l’opposé de ma direction. Il insiste pour me raccompagner : « il est tard, on est à Londres quand même, et les rues sont sombres vers chez toi, je ne te laisse pas rentrer seule ». J’insiste un peu en lui répétant que ça ne craint rien, mais je finis par céder : après tout, nous n’avions pas terminé notre conversation, et j’ose enfin lui demander des nouvelles du brun.
« Ah, oui, je lui ai parlé de toi, l’autre jour. Finalement je me suis trompé, il n’est pas du tout intéressé. »
Je suis très surprise par cette révélation. Tout le monde dans le groupe avait bien senti qu’il ressentait bien un petit quelque chose pour moi, cela ne faisait aucun doute. Je marque ma stupeur :
« Sérieusement ? Qu’est-ce qu’il t’a dit, au juste ? C’est étonnant… Bon, je n’y connais pas grand-chose en mecs, mais là ça me paraissait plutôt évident que je lui plaisais. Je ne comprends pas. »
Cet aveu ne fait qu’empirer l’insécurité que j’ai vis-à-vis de moi-même et augmente mon manque de confiance : moi qui pensais, à coup sûr, plaire à quelqu’un, voilà que je me suis complètement gourée. Je me sens à la fois bête et un peu honteuse de me prendre, indirectement, un râteau.
« Il m’a dit qu’il n’était pas intéressé par toi, je n’ai pas insisté, voilà tout. »
Fin du débat.
Dans les rues sombres de mon joli quartier typiquement londonien, je ralentis le pas, l’air perplexe et pensif. Je ne peux m’empêcher de me dire que, décidément, je suis nulle en mecs et ne parviens pas à décrypter leurs attitudes.
Nous arrivons au bout de « Lloyd Baker street », la rue où j’habite. Je spécifie au blond que ma résidence se trouve juste en bas, qu’il peut me laisser là et rentrer chez lui. Il insiste de nouveau pour m’accompagner au pied de mon immeuble. C'est alors que je sens soudainement et très clairement dans l’air une gêne palpable s’installer entre nous. Le blond ne dit plus rien, marche en regardant ses pieds. Une fois de plus, et après avoir été quelque peu décontenancée par l’histoire du brun, je me dis que je m’imagine maladroitement des choses qui ne sont que dans ma tête, et je continue à parler toute seule, comme un moulin à paroles qui tourne par gros vent, soûlante au possible. Je sens franchement un malaise, là, je ne rêve pas. Pourquoi ne parle-t-il plus du tout, d'un coup ? Pétrifiée à l’idée de laisser du vide dans une conversation, je me lance dans un monologue interminable, aidée par le grand verre de vin blanc qui galope dans mes jambes depuis tout à l’heure. Nous nous engageons dans ma rue, dont les lumières fonctionnent faiblement ce soir-là. Il fait par conséquent très sombre. Le blond marche à ma gauche, son vélo à la main. « Lloyd Baker street » est vide ce soir-là. L’air est doux et bon, propice à la romance. Je ne sais pas pourquoi, mais je me dis qu'il est en train de penser la même chose, et cela me terrifie. Je sens bien que, sur ma gauche, plus personne ne réagit. Je n’ose même pas le regarder, et nous continuons à marcher dans la nuit en clair-obscur. Dans quelques pas, nous arrivons à mon immeuble, et je panique : comment allons-nous nous dire au revoir ? Je sens monter quelque chose d’énorme, je ne sais pas encore quoi, mais son silence n’est pas normal, ni cette histoire avec le brun qui soudainement n’est plus intéressé par ma personne. Tout me semble soudainement trouble et confus.
Dans ma logorrhée sans queue ni tête, alimentée par le vin et l’anxiété, je tourne un moment brièvement la tête. Je vois le blond sourire, de ce même sourire en coin que la dernière fois au pub lorsque nous nous parlions à l’oreille l’un de l’autre au sujet du brun. Je vois bien qu’il n’écoute que dalle de ce que je raconte - d'un côté je brasse de l'air, propos sans intérêt - mais qu’il pense clairement à autre chose. Une idée, un plan, une stratégie ? Bordel, je redouble d’angoisse quand nous nous arrêtons en bas de chez moi. La lumière de la porte principale du bâtiment dans mon dos nous éclaire bien plus visiblement désormais, et, face à lui pour lui dire au revoir, nos regards sont obligés de se croiser. Je suis écarlate de timidité.
« Merci pour la soirée, c’était sympa de discuter. Et puis, encore désolée que ma collègue se soit tapé l’incruste, je ne savais plus comment m’en dépêtrer... »
Le blond ne dit toujours rien, me regarde me dépatouiller dans mes au revoir maladroits avec ce même air légèrement amusé et attendri. J’ai le regard fuyant et les joues me brûlent. Surtout ne pas laisser de blancs, ne pas laisser la moindre occasion qu’un silence lourd de sous-entendus ne laisse de place à un éventuel rapprochement physique.
Et puis, là, fatalement, il finit par faire un pas en avant et m’embrasse à pleine bouche.
Le baiser dure longtemps. Il me semble que le temps s’arrête, et que le vide obscur de Lloyd Baker Street, ses bâtiments de petites briques rouges, son square vert et fleuri, ses vieux lampadaires du siècle dernier, viennent apporter une touche romantique à ce tableau surprenant.
J’étouffe un rire qui finit par séparer nos deux bouches. Au comble de la confusion, je bafouille un : « mais, euh, je croyais que tu étais sensé m’arranger un coup avec l’autre mec du groupe, non ? », ce à quoi le blond répond un « oui oui » joueur et amusé.
La tête me tourne. Le vin, la surprise plutôt, le coup de l’émotion sans aucun doute. Je tourne les talons et m’engouffre dans le hall de ma résidence tout en entendant un « bonne nuit ! » plein de malice dans mon dos.
J’enclenche « Good old-fashioned lover boy » de Queen dans mon casque audio et je me couche en étouffant un rire dans mon oreiller : comment tout cela a-t-il bien pu arriver ?