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Episode 2 : le pote du théâtre

Un mardi soir, j’invite une collègue à venir manger chez moi. Je la connais à peine, je viens d’arriver dans cette école privée bilingue très huppée de Londres, et, clairement, je cherche à me faire des amies. Mauvaise pioche avec cette personne, collante au possible, bavarde et condescendante qui n’en finit plus de me raconter ses histoires sur fond de « moi, je » : « et moi j’ai un doctorat en littérature », « et moi j’ai fait inscrire le titre de Docteur sur ma carte bleue parce que, attends, j’ai un doctorat, et ce titre, j’y tiens », « et moi, je ne veux pas être appelée madame mais Docteur en lettres », « toi, c’est bien que tu enseignes aux élèves du collège, tu es faite pour l’animation, les activités rigolotes avec eux, moi – parce que j’ai un doctorat – je suis plus appropriée pour les lycéens, la vraie littérature, tu vois ? ». Elle m’horripile davantage lorsqu’elle me raconte son enfance en évoquant sa mère sous le nom de « maman » : « avec maman, ça n’a pas toujours été facile », « l’autre jour, j’étais avec maman au téléphone, et on se disait... ».

Punaise, je m’en fous royalement de ses histoires, et son mépris m’exaspère. Comment s’échapper lorsqu’on a invité quelqu’un chez soi ? Du haut de son doctorat, sent-elle à quel point mon ennui est palpable ? Je lui fais bien comprendre que j’aimerais qu’elle parte de chez moi : je baille aux corneilles ostensiblement pour marquer ma fatigue, mais Docteure ès lettres ne semble pas réaliser à quel point elle est inintéressante et surtout, à quel point elle a besoin, urgemment, d’aller consulter un psy.

Par une chance inouïe, au même moment, le beau gosse blond m’envoie un message, totalement inespéré :

« Pas trop le moral ce soir, ça te dit un verre dans le quartier ? »

Lui et moi, il est vrai, habitons le même coin de Londres, près du métro Angel-Islington, le quartier bobo-hipsters par excellence. Je me jette sur l’occasion d’avoir une bonne excuse de partir de chez moi et avertit ma collègue que je sors rejoindre un ami qui n’a pas l’air en grande forme et a sans doute besoin de parler. Les bras m’en tombent lorsqu’elle me sort : « ah ben, génial ! Allez, je t’accompagne, ça me fait plaisir d’aller boire un verre ce soir, tu me présenteras à ton ami du théâtre ». Elle est sérieuse, là ? Mon dieu, quel pot de colle, et quel culot ! Cette nana-là est à fuir, une vraie glue sans amis et qui cherche la moindre oreille pour déballer son sac et sa science. Bonjour la collègue ! Je réponds au blond :

« Au secours ! J’ai une collègue horrible chez moi qui ne veut plus partir. Elle insiste pour me suivre boire un verre. Je la ramène. Je ne peux plus m'en dépêtrer. Je suis désolée d’avance ! »

 

Un petit quart d’heure plus tard, nous voilà au bar tous les trois. Le blond part se chercher une bière au comptoir. Docteure ès lettres me sort : « punaise, il est canon ton pote. Célibataire ? ». Je lui réponds par l’affirmative. Elle me gonfle, j’ai envie qu’elle parte. Évidemment que je sais que ce mec est canon, j’ai des yeux pour le voir. Je ris intérieurement lorsqu’elle me sort, en faisant une moue d’enfant gâtée : « en revanche, je n’aime pas trop ses chaussures : des baskets blanches, c’est un peu de mauvais goût . » Ben voyons. Arrête ton char Docteure ès lettres, tu n’as malheureusement pas les arguments pour faire la difficile. Ouh, je sens que je deviens méchante !

Quand il revient s’asseoir à table avec nous, je me montre soudain glaciale. Je parle peu, acquiesce à peine à ce que Docteure ès lettres débite. Parce qu’elle ne s’arrête plus de parler, ravie d’avoir une nouvelle oreille à qui parler de « maman » et de son PhD, le blond me lance un regard lourd de sous-entendus, un regard qui, clairement, crie à l’aide. Je soupire intérieurement. Après un monologue interminable, et voyant que son public n’est pas réceptif, elle finit enfin par lâcher un : « bon, je vois que je vous ennuie avec mes histoires, je vais vous laisser » après lequel j’ai envie d’éclater de joie mais je me retiens. Elle finit par partir, en-fin.

Je me retrouve seule avec le blond. Le bar est sur le point de fermer. Nous recommandons un dernier verre : pour moi, un grand verre de vin blanc, qui me monte très vite à la tête. Je n’attends qu’une chose : qu’il me dise s’il a parlé au brun, et si, comme il le pensait, je lui plais vraiment afin que je puisse, si je l’ose, faire le premier pas la prochaine fois que je le verrai. Mais nous n’abordons pas le sujet. C’est à se demander s’il a eu l’occasion de lui parler. Je me dis que je lui poserai la question plus tard. Le blond me confie qu’il n’est pas dans son assiette en ce moment : j’apprends qu’il y a quelques mois, sa copine l’a quitté brutalement, probablement pour partir avec un autre homme, alors qu’ils venaient de s’installer ensemble et qu’ils avaient prévu, depuis longtemps, un grand voyage au Japon prochainement. Je l’écoute d’une oreille attentive et me sens flattée qu’il me confie cela. A défaut d’être vue comme une femme à séduire, je serai au moins peut-être une amie, et cela me fait tout autant plaisir.

Cœur bavard - série littéraire

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