Episode 1 : le clandestin péruvien
Le lendemain, la lumière crue du jour vient lever le voile du fantasme sur ce lit défait. La chambre me paraît encore plus immonde que la veille : tâches sur le mur, matelas cradingue, portes de placards bringuebalantes, et j’en passe. Je me réveille sans les effets de l’alcool et la fièvre de la nuit a disparu depuis longtemps déjà et, forcément, cela ne joue pas en notre faveur. Le jour me paraît brutal. Je me lève péniblement, demande à prendre une douche. Il paraît gêné : « une douche ? C’est compliqué ici. Attends, je vais voir ». Je me demande où je suis tombée. Il entrouvre sa porte de chambre, jette un regard dans la pièce d'à côté, me lance un « vas-y, c’est bon, mais fais vite ! ». Je rassemble mes affaires, collées par le sel de la mer et la transpiration, prends ma douche en vitesse, aussi discrète qu’une petite souris… Puis nous sortons retrouver mon amie et son argentin à la terrasse d’un café.
Elle arrive les cheveux en pagaille, la mine à l’envers, pâle et les cernes marquées. Visiblement, elle n’a pas beaucoup dormi ! Elle me sort : « sans rire Coco, toi tu es resplendissante, tu as une de ces mines ! On dirait que tu as passé la nuit à faire l’amour ! ». Elle ne croit pas si bien dire : j’ai fait l’amour à une âme, communié avec l’extase insomniaque, et j’en suis encore transie.
L’idée du retour à l’aéroport est un supplice. Je passe l’après-midi avec lui, mais, très vite, nous devons nous quitter. Je rentre le lendemain matin pour Londres. Je sais d'avance que si je passe cette dernière nuit avec lui, mes émotions vont redoubler et plus dur sera le retour ; je préfère dormir à mon AirBnb pour essayer de retrouver une certaine forme de paix intérieure. Il me laisse son numéro, me précise qu’il n’a pas de forfait téléphonique ni d’internet sur son portable et se connecte au Wifi du Mcdo de la place centrale de temps en temps la journée pour vérifier ses messages et passer des appels. Je sens déjà que je souffre de la situation : je suis piquée par cet inconnu qui me murmure des poèmes en espagnol dans la nuit et réveille tous mes sens sous la pleine lune.
J’arrive à l’aéroport le lendemain et dans le hall d’attente, la vie me paraît alors insupportable. Mon retour en Angleterre me semble dores et déjà fade et m’angoisse. Depuis ma porte d’embarquement, je lui écris, mais je sais qu’il ne recevra mes messages que bien plus tard, plusieurs heures après l’envoi. J’écoute des airs nostalgiques dans mes écouteurs et je me mets à pleurer comme une madeleine. Sur « La Isla bonita » de Madonna, je redouble de larmes. Je me sens vraiment con parce que c’est un peu la honte, quand même, de pleurer sur ça. Cette chanson me rappelle ces quelques jours à peine passés sur cette île des Baléares et tout d’un coup je me sens prise aux tripes. J’ai le cœur terriblement serré. Des gens assis à côté de moi me regardent hébétés, évidemment. Merde, comment est-ce possible d’avoir été aussi touchée en si peu de temps ? Je repense à ses yeux noirs, sa voix de poète, je sens encore sur ma langue le goût du sel sur ses lèvres et la moiteur de nos corps, et je ne désire qu’une chose : retourner dans ses bras, vite, même dans cette chambre minable, le retrouver et respirer à pleins poumons toute son âme et ses parfums, revivre cette union spirituelle et charnelle une dernière fois, même quelques minutes à peine.
Je rentre à Londres sous un ciel vide et triste. Le retour à l'école le lundi matin est un vrai calvaire. Je regarde par la fenêtre de ma salle de classe et jette un regard mélancolique sur Bedford Square. Je suis incapable de me concentrer sur mon travail et j’ai l’air désespérément pensif. Je fuis mes collègues pour ne pas avoir à répondre à leurs questions inquiètes. Depuis ce quartier très chic de la capitale où je travaille depuis plus d’un an, je repense avec une nostalgie à crever le cœur à ce beau jeune homme à la vie malheureuse : comment va-t-il ? De quoi vit-il ? Comment occupe-t-il ses journées ? Pense-t-il à moi ? Quand le reverrai-je ? C’est comme si deux mondes nous séparaient : ma vie à Londres dans cette école prestigieuse, sa vie à Palma dans cette chambre crasseuse. Et pourtant, malgré nos immenses différences culturelles et nos horizons radicalement opposés, je sais que cette nuit-là, nous nous sommes aimés.