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Episode 1 : le clandestin péruvien

Je pars me baigner avec lui et forcément, une fois dans l’eau, il n’était pas question de faire une compétition de brasse. Très vite, il se montre plutôt avenant, à la fois tendre et ferme, me prend dans ses bras et m’embrasse tendrement. Je me dis que ce petit gars, sous ses airs discrets sous sa casquette, ne perd pas de temps et n’a pas froid aux yeux. L’eau est tiède, nos légers mouvements remplissent l’air de clapotis au même rythme que nos baisers. J’entoure sa taille de mes jambes et nous nous retrouvons à flotter au milieu de la mer noire comme l’ébène. Je lève les yeux au ciel entre deux tendresses et réalise que la lune est pleine ce soir-là. Entre deux nuages vaporeux les étoiles brillent ardemment par dizaines au-dessus de nos têtes. Peut-être sont-ce les yeux des dieux qui se font là haut un peu voyeurs ? L’ambiance devient rapidement tout autre entre lui et moi, le vent léger prend une allure onirique, quasi-mystique. Il plonge son regard dans le mien et soudain, plus rien autour de nous n’appartient au monde réel. Il n’y a plus que nos deux corps enlacés dans une nuit que je sais d’avance déjà nostalgique. J’ai la sensation que nos âmes fusionnent et que la pleine lune embrase nos pulsions. Les éléments naturels, l’eau et l’air et le feu entre nous, deviennent les seuls témoins de cette sensualité qui prend possession de nos corps et de nos bouches.

Après quelques minutes qui se sont transformées en une éternité d’extase, nous sortons de l’eau, troublée tout comme moi. Il me propose de venir passer la nuit chez lui. Je dis au revoir à mon amie, qui part de son côté avec son argentin. Nous nous séchons rapidement et partons à pied dans les rues désertes. Deux heures du matin sonnent.

 

Sur la route, il me prévient qu’il habite chez quelqu’un, à qui il loue une chambre. Une fois chez lui, je suis prise de panique devant la pièce dans laquelle il « vit » : une chambre minuscule sans fenêtre extérieure. Il y a seulement une ouverture, fermée par un volet, sur un débarras encombré. La chaleur est étouffante et je me sens prise de claustrophobie. Il tente d’ouvrir un peu la porte de sa « chambre », mais me dit qu’il doit être très discret dans l’habitation car sa propriétaire ne supporte pas le bruit. L’espace d’un instant, je me demande ce que je fiche ici : la chambre est sommaire, un énorme écran de télévision occupe tout un meuble, le lit ne semble pas franchement propre et l’état général de l’endroit est épouvantable.

 

Je finis par me coucher sur le lit, me détachant de la situation, m’en amusant. « Allez, pour une nuit, c’est marrant ! ». Je me sens adolescente et revivre mes premiers émois dans la chambre bordélique d’un amour de jeunesse. Il s’allonge à côté de moi. Son corps est celui d’un homme jeune, long et mince, peu musclé, aux lignes douces. Là, commence une nuit d’amour des plus émouvantes que j’ai connues jusque là. Très vite il se confie, revient sur sa vie au Pérou, ses conditions de vie épouvantables. Sa mère est morte dans un accident de voiture quand il était enfant. Il est issu d’une fratrie de neuf enfants. Son père a déserté le foyer. Sa grande sœur, qui vit à Paris depuis quelques temps, a endossé le rôle de maman pour ses frères et sœurs. Il a fui Lima car il tombait progressivement dans la délinquance et aspirait à un avenir meilleur. Il est arrivé illégalement sur le sol européen, vivant de petits boulots dans lesquels on l’exploitait, espérant obtenir une régularisation de sa situation pour demeurer en Espagne et se construire une vie saine et stable. Je suis émue par le récit de sa vie. Il me donne son âge : vingt-trois ans. Je suis touchée en plein cœur par tant de courage et de maturité.

Quand il me parle, sa voix est douce, sensuelle, posée. Il ne verse pas dans le pathos. La scène devient progressivement surréaliste : l’air est suffocant dans cette petite pièce sale et sombre, c’est à peine si j’ose toucher les draps, et pourtant je me laisse emportée par son histoire. Nous refaisons l’amour encore et encore, c’est comme si nos corps réclamaient sans cesse la peau de l’autre, nous nous dévorons de désir, de sensualité. Nos peaux salées s’entremêlent, se frôlent, se lâchent puis se reprennent. Il passe sa main dans mes cheveux secs, je sens sur son front perler des gouttes de sueur. Nous mélangeons nos sensations et je retrouve la même tendresse folle que nous avons eue plus tôt dans la mer. Je sens que chaque parcelle de son être pénètre ma peau et mes os.

Transpirants, nous faisons une pause. L’ambiance est moite et épaisse. J’ai du mal à reprendre mon souffle. J’écoute tous les bruits autour de moi, suis terrifiée à l’idée de réveiller qui que ce soit dans cet appartement étrange. Il se colle à moi. Petit à petit je reprends mon calme, ma poitrine cesse de paniquer à l'idée de trouver de l'air. Nous ne parlons pas pendant un long moment, nous regardant dans les yeux, sereins et émus. Je lis dans son regard des romans bouleversants. Au-dessus de nos tête tournoie un vieux ventilateur qui remue l'air lourd. Dans la nuit noire et étouffante, il rompt le silence et se met à me susurrer à l’oreille des poèmes entiers de Pablo Neruda. Même s'ils sont en espagnol, je comprends la plupart des mots, me laisse bercer par la mélodie apaisante de sa voix. Je suis saisie par la beauté de la langue et sa capacité à les retenir sans erreur, sans hésitation, dans un souffle calme et d’une sensualité qui me retourne. Sa voix et ses mots doux caressent mon oreille, parlent à mon corps et à mon cœur. Nous nous endormons dans la chaleur liquide tandis que mes yeux humides se ferment sur l’émotion lourde.

Cœur bavard - série littéraire

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